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revenu sans le compagnon de voyage avec lequel il était parti, on fit sur ce sujet beaucoup de conjectures ; on inventa des fables, qui assurément n’approchaient pas de la vérité. Alfred eut vent de ces commérages, et il n’épargna rien pour démentir tout ce qui pouvait nuire à la personne qu’il avait laissée à Venise. En cela, il ne fit que son devoir de galant homme ; mais il ne dépendait pas de lui de dissimuler sa tristesse ou l’altération de son visage ; et les conjectures malveillantes continuèrent malgré lui.

Pour faire connaître l’état de son âme pendant ce temps d’épreuves, c’est à lui-même qu’il faut en demander la peinture fidèle, c’est au patient qu’il convient de céder la parole. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet, en 1839, après un intervalle de cinq ans.


« Je crus d’abord n’éprouver ni regret ni douleur de mon abandon. Je m’éloignai fièrement ; mais à peine eus-je regardé autour de moi que je vis un désert. Je fus saisi d’une souffrance inattendue. Il me semblait que toutes mes pensées tombaient comme des feuilles sèches, tandis que je ne sais quel sentiment inconnu, horriblement triste et tendre, s’élevait dans mon âme. Dès que je vis que je ne pouvais lutter, je m’abandonnai à la douleur en désespéré. Je rompis avec toutes mes habitudes. Je m’enfermai dans ma chambre ; j’y passai quatre mois à pleurer sans cesse, ne voyant personne et n’ayant pour toute distraction qu’une partie d’échecs que je jouais machinalement tous les soirs.

» La douleur se calma peu à peu, les larmes tarirent, les insomnies cessèrent. Je connus et j’aimai la mélancolie. Devenu plus tranquille, je jetai les yeux sur tout ce que