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pauvre, ni le riche, et qui a les vices de l’un et la misère de l’autre.

Ils disputaient sourdement sur des cartes dégoûtantes ; au milieu d’eux était une fille très jeune et très jolie, proprement mise, et qui ne paraissait leur ressembler en rien, si ce n’est par la voix, qu’elle avait aussi enrouée et aussi cassée, avec un visage de rose, que si elle avait été crieuse publique pendant soixante ans. Elle me regardait attentivement, étonnée sans doute de me voir dans un cabaret ; car j’étais élégamment vêtu et presque recherché dans ma toilette. Peu à peu elle s’approcha ; en passant devant ma table, elle souleva les bouteilles qui s’y trouvaient, et, les voyant toutes trois vides, elle sourit. Je vis qu’elle avait des dents superbes et d’une blancheur éclatante ; je lui pris la main et la priai de s’asseoir près de moi ; elle le fit de bonne grâce, et demanda, pour son compte, qu’on lui apportât à souper.

Je la regardais sans dire un mot et j’avais les yeux pleins de larmes ; elle s’en aperçut et me demanda pourquoi. Mais je ne pouvais lui répondre ; je secouais la tête, comme pour faire couler mes pleurs plus abondamment, car je les sentais ruisseler sur mes joues. Elle comprit que j’avais quelque chagrin secret, et ne chercha pas à en deviner la cause ; elle tira son mouchoir, et, tout en soupant fort gaiement, elle m’essuyait de temps en temps le visage.

Il y avait dans toute cette fille je ne sais quoi de si