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ma tête l’un après l’autre jusqu’au dernier, après quoi, ne me sentant de goût pour aucun, je laissai flotter mes pensées. Il me sembla tout à coup que je sentais la terre se mouvoir, et que la force sourde et invisible qui l’entraîne dans l’espace se rendait saisissable à mes sens ; je la voyais monter dans le ciel ; il me semblait que j’étais comme sur un navire ; le peuplier que j’avais devant les yeux me paraissait comme un mât de vaisseau ; je me levai en étendant les bras, et m’écriai : — C’est bien assez peu de chose d’être un passager d’un jour sur ce navire flottant dans l’éther ; c’est bien assez peu d’être un homme, un point noir sur ce navire ; je serai un homme, mais non une espèce d’homme particulière. [Je jetai mes vêtements comme par un mouvement involontaire, et ainsi nu je me prosternai, en répétant : Je serai un homme !]

Tel était le premier vœu qu’à l’âge de quatorze ans j’avais prononcé en face de la nature ; et depuis ce temps je n’avais rien essayé que par obéissance pour mon père, mais sans pouvoir jamais vaincre ma répugnance.

J’étais donc libre, non par paresse, mais par volonté ; aimant d’ailleurs tout ce qu’a fait Dieu, et bien peu de ce qu’a fait l’homme. Je n’avais connu de la vie que l’amour, du monde que ma maîtresse, et n’en voulais savoir autre chose. Aussi, étant devenu amoureux en sortant du collège, j’avais cru sincèrement que c’était pour ma vie entière, et toute autre pensée avait disparu.