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Dès lors il se forma comme deux camps : d’une part, les esprits exaltés, souffrants, toutes les âmes expansives qui ont besoin de l’infini, plièrent la tête en pleurant ; ils s’enveloppèrent de rêves maladifs, et l’on ne vit plus que de frêles roseaux sur un océan d’amertume ; d’une autre part, les hommes de chair restèrent debout, inflexibles, au milieu des jouissances positives, et il ne leur prit d’autre souci que de compter l’argent qu’ils avaient. Ce ne fut qu’un sanglot et un éclat de rire, l’un venant de l’âme, et l’autre du corps.

Voici donc ce que disait l’âme :

Hélas ! hélas ! la religion s’en va ; les nuages du ciel tombent en pluie ; nous n’avons plus ni espoir ni attente, pas deux petits morceaux de bois noir en croix devant lesquels tendre les mains. [Le fleuve de la vie charrie de grands glaçons sur lesquels flottent les ours du pôle.] L’astre de l’avenir se lève à peine, il ne peut sortir de l’horizon ; il y reste enveloppé de nuages, et, comme le soleil en hiver, son disque y apparaît d’un rouge de sang, qu’il a gardé de 93. Il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de gloire. Quelle épaisse nuit sur la terre ! Et nous serons morts quand il fera jour.

Voici donc ce que disait le corps :

L’homme est ici-bas pour se servir de ses sens ; il a plus ou moins de morceaux d’un métal jaune ou blanc, avec quoi il a droit à plus ou moins d’estime. Manger, boire et dormir, c’est vivre. Quant aux liens qui exis-