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André.

Crois-tu que ma main tremblerait ? Pas plus que la tienne, il y a une heure, sur la poitrine de mon vieux Grémio. Tu le vois, je le sais, tu me l’as tué. À quoi t’attends-tu à présent ? Penses-tu que je sois un lâche, et que je ne sache pas tenir une épée ? Es-tu prêt à te battre ? n’est-ce pas là ton devoir et le mien ?

Cordiani.

Je ferai ce que tu voudras.

André.

Assieds-toi, et écoute. Je suis né pauvre. Le luxe qui m’environne vient de mauvaise source : c’est un dépôt dont j’ai abusé. Seul, parmi tant de peintres illustres, je survis jeune encore au siècle de Michel-Ange, et je vois de jour en jour tout s’écrouler autour de moi. Rome et Venise sont encore florissantes. Notre patrie n’est plus rien. Je lutte en vain contre les ténèbres, le flambeau sacré s’éteint dans ma main. Crois-tu que ce soit peu de chose pour un homme qui a vécu de son art vingt ans, que de le voir tomber ? Mes ateliers sont déserts, ma réputation est perdue. Je n’ai point d’enfants, point d’espérance qui me rattache à la vie. Ma santé est faible, et le vent de la peste qui souffle de l’Orient me fait trembler comme une feuille. Dis-moi, que me reste-t-il au monde ? Suppose qu’il m’arrive dans mes nuits d’insomnie de me poser un stylet sur le cœur. Dis-moi, qui a pu me retenir jusqu’à ce jour ?