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penser à autre chose, sinon qu’ils l’aiment et qu’il est à portée de leurs mains.

Damien.3

[Ah ! si tu étais là, à cette place où je suis, et si tu te jugeais toi-même ! Que dira demain l’homme à l’enfant ?]

Cordiani.

Non ! non ! [Est-ce d’une orgie que je sors, pour que l’air du matin me frappe au visage ? L’ivresse de l’amour est-elle une débauche, pour s’évanouir avec la nuit ?] Toi, que voilà, Damien, depuis combien de temps m’as-tu vu l’aimer ? Qu’as-tu à dire à présent, toi qui es resté muet, toi qui as vu pendant une année chaque battement de mon cœur, chaque minute de ma vie se détacher de moi pour s’unir à elle ? Et je suis coupable aujourd’hui ? Alors pourquoi suis-je heureux ? Et que me diras-tu d’ailleurs que je ne me sois dit cent fois à moi-même ? Suis-je un libertin sans cœur ? suis-je un athée ? Ai-je jamais parlé avec mépris de tous ces mots sacrés, qui, depuis que le monde existe, errent vainement sur les lèvres des hommes ? Tous les reproches imaginables, je me les suis adressés, et cependant je suis heureux. Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte ; aucun n’a pu rester debout devant l’amour de Lucrèce. Silence ! on ouvre les portes ; viens avec moi dans mon atelier. Là, dans une chambre fermée à tous les yeux,