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de sa voix seulement fait bouillonner en moi une vie nouvelle ! [comme les larmes lui viennent aux yeux au-devant de tout ce qui est beau, tendre et pur comme elle ! Ô mon Dieu ! c’est un autel sublime que le bonheur. Puisse la joie de mon âme monter à toi comme un doux encens ! ] Damien, les poètes se sont trompés : est-ce l’esprit du mal qui est l’ange déchu ? C’est celui de l’amour, qui, après le grand œuvre, ne voulut pas quitter la terre, et, tandis que ses frères remontaient au ciel, laissa tomber ses ailes d’or en poudre aux pieds de la beauté qu’il avait créée.

Damien.

Je te parlerai dans un autre moment. Le soleil se lève ; dans une heure, quelqu’un viendra s’asseoir aussi sur ce banc ; il posera comme toi ses mains sur son visage, et ce ne sont pas des larmes de joie qu’il cachera2. À quoi penses-tu ?

Cordiani.

Je pense au coin obscur d’une certaine taverne où je me suis assis tant de fois, regrettant ma journée. Je pense à Florence qui s’éveille, aux promenades, aux passants qui se croisent, au monde, où j’ai erré vingt ans comme un spectre sans sépulture, à ces rues désertes où je me plongeais au sein des nuits, poussé par quelque dessein sinistre ; je pense à mes travaux, à mes jours de découragement ; j’ouvre les bras, et je vois passer les fantômes des femmes que j’ai possédées, mes plaisirs, mes peines, mes espérances ! Ah ! mon ami,