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manda à sa femme, en roulant de gros yeux, monsieur Renaud.

— Je t’expliquerai ça plus tard, lui répondit-elle.

Et en même temps elle mit la main sur son cœur, geste qui lui était familier dans ses chagrins.

Roger revint s’asseoir auprès de Régine. Il la vit profondément émue, et, tandis que monsieur et madame Cardonnel, Émilie et monsieur Renaud, soutenaient amplement la conversation avec les jeunes époux, il se pencha vers elle :

— Vous souffrez ? murmura-t-il.

— Il fait si chaud, répondit-elle à voix haute.

— Voulez-vous un verre d’eau ?

— Oui, je vais le chercher.

— Non, je vous l’apporterai.

Ils coururent ensemble, tandis que madame Cardonnel criait :

— C’est vrai, Roger, dis à Rose d’apporter des rafraîchissements.

Roger devança la jeune fille, mais elle entra sur ses pas alla s’asseoir dans la salle à manger. Une minute après, il revint près d’elle, portant un verre d’eau, qu’elle but à petites gorgées, toute oppressée. Il fouillait les armoires pour trouver de l’eau de fleur d’oranger.

— Mais ce n’est rien, disait-elle.

— Oh ! laissez-moi vous soigner un peu, ce sera bien bon à vous !

— Votre sœur vient d’être admirable, dit-il ensuite.

Régine lui jeta un regard profond et, de nouveau attendrie, s’essuya les yeux.

— Pauvre chère fille, dit-elle, si héroïque et si bonne, que deviendra-t-elle aux prises avec ces préjugés odieux ? Le monde encore, ce n’est rien, mais la famille !… Mon père ne se doute de rien, et c’est grâce à cela que ces deux enfants peuvent garder le bonheur de se voir. Mais où cela peut-il aboutir ? Je n’attends que malheur pour ma sœur chérie, pour cette chère petite fauvette que j’ai élevée dans mon sein et qui semblait faite pour mener la vie comme un chant joyeux. Oui, tout à l’heure, en la voyant si brave et si charmante, j’aurais voulu pouvoir courir à elle et la serrer dans mes bras ; je me suis contenue à cause de mon père ; mais le cœur m’a battu dans la poitrine comme à une mère qui voit sa fille en danger. Pourtant je suis courageuse ; mais je ne le suis plus quand je prévois le martyre de cette enfant. Et ma pauvre mère ? Elle n’est pas heureuse.

Elle baissa les yeux et appuya la tête sur sa main. Roger l’écoutait avec une vive émotion. C’était la première fois qu’elle lui faisait confidence de ses propres sentiments, et se plaignait à lui.

— Le chevalier, dit-il en hésitant, pourrait beaucoup à cela, je crois, s’il le voulait bien.

— J’y ai songé, murmura-t-elle ; mais… il n’a jamais rien dit à cet égard.

— J’esseyerai de lui en parler, dit Roger.

— Prenez garde ! Il aime Joseph, Lucette même, autant que nous. C’est bien délicat. Peut-être espère-t-il que la résistance de mon père sera vaincue ; mais il se trompe, il se trompe absolument. Jamais mon père ne consentira au mariage de sa fille avec le fils d’une paysanne et surtout un fils sans père.

— Ô aristocratie ! s’écria Roger. Combien y en a-t-il en ce monde ?

— Autant que de conditions, dit-elle, autant que de vanités.

Elle se leva pour retourner au jardin. Roger l’arrêta.

— Reposez-vous encore.

— Je suis calme à présent.

— Non, vous êtes encore oppressée, vos yeux sont encore émus. Oh ! comme vous savez aimer !

Il s’arrêta, la voix étranglée. Mais moi ? s’écriait son cœur, moi, tu ne m’aimes plus ?

On eût dit que Régine entendait cette voix ; une rougeur passa sur son visage.

— Lucette est bien votre sœur, lui dit-il encore ; elle aussi, tout à l’heure, a fait face au lion pour celui qu’elle aime.

Une émotion nouvelle se peignit sur les traits de Régine.

— Laissez-moi me remettre, murmura-t-elle, et retournez au jardin.

Il obéit, heureux d’être commandé, et peu d’instants après il vit revenir Régine, accompagnée de Rose, qu’elle aidait à porter les rafraîchissements. Elle était de nouveau calme et armée de ce tranquille sourire dont elle recouvrait l’agitation d’un cœur si plein de tendresse et de douleurs. Ce soir-là, un rayon d’espérance anima Roger : elle l’avait pris pour confident.

Un jour que Roger était allé voir le chevalier, celui-ci le conduisit tout bonnement à la Bauderie. Il avait un gros prétexte et dit en entrant :

— Voilà un visiteur qui m’arrive comme je partais pour venir chez vous. Je n’ai pas voulu le renvoyer et je vous l’amène.

— Monsieur Cardonnel sait qu’il ne peut être ici que bien accueilli, répondit Régine du ton d’une maîtresse de maison aimable et polie.

Elle avait une lettre à la main, et ajouta un moment après en souriant :

— J’ai une nouvelle à vous annoncer.

— Ah ! ah !

— Cette lettre est de ma tante et m’annonce le mariage de mon cousin Georges.

— Bah ! Il a donc fini par se consoler ?

— On se console toujours, dit Régine d’un ton léger.

— Non, dit vivement Roger, non ! ceux qui aiment véritablement…

— Ceux qui aiment véritablement, interrompit Régine, avec un rire ironique, où sont-ils ?

Roger ne répondit pas et sortit presque aussitôt ; il prit, d’un pas emporté, désespéré, le premier sentier qui s’offrit à lui.

— Ah ! se disait-il, elle ne m’aime pas ; elle ne me hait pas, simplement elle me méprise ! Je la comprends maintenant. Mais comment peut-elle me frapper ainsi, sans pitié, si cruellement ? Ah ! pour moi, m’eût-elle trahi, je ne pourrais jamais lui faire tant de mal !

Il errait ainsi, en blessé qui se débat, dégoûté plus que jamais de la vie, se disant qu’il n’était venu à Bruneray que pour souffrir mille fois davantage, accusant son amante et l’invoquant tour à tour.

— Venge-toi, lui disait-il ; je t’ai souffrir, mais tu n’as donc pas compris que j’ai plus souffert encore ? Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort ? Cruelle vie ! Être méprisé de celle qu’on aime ! Ah ! Régine, Régine !

Il parlait ainsi tout haut quand, au détour d’une haie, il se trouva en face de Régine.

Elle voulait parler, mais resta sans voix devant l’expression de ce visage bouleversé par la douleur.

— Oh ! Roger, dit-elle enfin, qu’avez-vous ? Serait-ce… est-il possible ?…

— Vous n’en doutez pas, répondit-il amèrement ; soyez tranquille, avec moi, les coups porteront toujours. Mon cœur est à vous et vous pouvez en faire ce qu’il vous plaira. Une vengeance comme la vôtre a cela de bon, qu’on peut arracher cent fois le cœur à son ennemi avant qu’il ne meure.

— Venez, lui dit-elle, effrayée de son exaltation ; les autres sont là, je ne veux pas qu’on vous voie ainsi.

Et pour la première fois, depuis des années, elle prit son bras, et l’entraîna derrière la haie, par le sentier qu’il venait de parcourir, dans une allée touffue de noisetiers ; là, abandonnant le bras de Roger, et se plaçant devant lui les yeux pleins de larmes.