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bottines de cuir écru, et ce costume, en harmonie avec ses occupations, recevait d’elle une grâce, une simplicité charmantes.

C’était bien la bergère idéale qui, depuis Théocrite, hante tous les cerveaux des poëtes, mais que refuse à la réalité cette fausse et coupable division des travaux de l’esprit et de ceux du corps, qui divise aussi la race humaine et inflige à chaque être le mal d’un excès et le vice d’une oisiveté. Le pas ferme, la taille souple et cambrée, la tête rêveuse, le bras arrondi qui portait légèrement le panier plein, tout dans cette jeune femme accusait à la fois l’intelligence, la force et l’activité. Une vapeur lumineuse, tamisée par les feuilles du bois, l’enveloppait, et on la sentait intimement pénétrée des harmonies qui l’entouraient, en même temps que par sa présence elle semblait les animer et leur communiquer une vie plus haute.

Roger, adossé dans l’ombre à un jeune chêne, au bord du chemin, et respirant à peine, la regardait et attendait. À quelques pas seulement, sans doute, cette forme vague frappa Régine ; elle leva les yeux, et tout à coup, à peine entrevue, sa physionomie calme et pensive fut bouleversée par une expression indicible de surprise, de passion, d’égarement. Un cri sourd s’échappa de sa poitrine, elle s’arrêta instantanément et resta une minute. immobile ; puis il la vit chanceler et se précipita vers elle.

— Régine ! oh ! pardon !

Elle étendit faiblement la main comme pour le repousser :

— C’est vous !… Vous êtes là !… Comment ?… Oh ! vous m’avez fait mal !…

Elle porta la main à son cœur et laissa glisser le panier à terre, puis, faisant quelques pas, elle alla s’appuyer contre un des arbres du bois, passant le bras autour du jeune tronc. Et, toute pâle, elle cherchait à se remettre. Roger restait devant elle.

— Oh ! pardonnez-moi, dit-il d’une voix étouffée, je ne savais pas vous rencontrer. Je suis descendu à la station ; je voulais aller à la Cerisaie et… J’ai eu tort de prendre ce chemin, puisque… puisque ma présence vous fait tant de mal !

— Je suis vraiment trop… nerveuse, dit-elle ; je me croyais seule et… c’est moi qui vous demande pardon de vous accueillir ainsi.

En même temps, elle voulut sourire ; mais une contraction nouvelle passa sur ses traits et ce fut en sanglots qu’elle éclata. Alors, comme si elle eût pris le parti de s’abandonner à ses impressions, ne pouvant les vaincre, elle se laissa glisser assise sur le talus que formait au-dessus du chemin le bord du bois, cacha sa tête dans ses mains, et laissa couler des larmes si abondantes qu’elles ruisselèrent bientôt le long de ses mains.

Roger s’était mis à genoux devant elle, et des larmes aussi mouillaient ses yeux.

— Régine, disait-il, c’est moi qui vous fais pleurer ainsi ! Oh ! je suis trop misérable ! Oubliez-moi plutôt tout à fait ! Je n’étais pas digne d’être aimé de vous.

Il disait cela dans sa douleur de la voir souffrir ; puis avec la réflexion lui vint l’espérance, et se démentant tout à coup :

— Ah ! s’écria-t-il, Régine ! Ah ! si vous m’aimiez encore !

Elle ne répondit pas ; il s’enhardit, prit sa main sans trop de violence et lui adressa des mots passionnés. Mais alors elle le repoussa vivement et se leva toute droite en s’essuya son visage où le feu de l’indignation séchait déjà les larmes.

— Monsieur Cardonnel, dit-elle, vous n’avez pas le droit de me parler ainsi ! Il m’était assez cruel déjà de vous avoir pour témoin de ma faiblesse ; vous pouviez me plaindre, mais au moins me respecter.

Elle jetait sur lui des regards étincelants de colère et de fierté : il ne l’avait jamais vue ainsi.

— Accablez-moi, lui dit-il, vengez-vous ! Je vois que vous le pouvez, car vous ne m’aimez plus, et moi je vous aime plus que jamais.

— Vos sentiments varient aisément, dit-elle d’un ton âpre ; cela passera encore.

— Oh ? reprit-il douloureusement, c’est vous qui me parlez d’une façon si cruelle ? Je ne vous reconnais plus !

Et, pâlissant de douleur à son tour, il mit la main sur le même arbre où elle s’était appuyée toute à l’heure. Un instant Régine garda le silence, puis avec plus de douceur :

— Je suis loin de vouloir vous blesser et vous faire souffrir, dit-elle ; mais je viens d’être bouleversée, jetée hors de moi-même… vous l’avez bien vu… par une surprise… Je vous croyais si loin d’ici !… Voici la première fois que je donne le spectacle d’une faiblesse… ridicule, et c’est devant vous !… Je l’avoue, j’en suis irritée… Veuillez m’excuser. Vous n’avez pas fait à dessein de me surprendre ; je regrette de vous avoir blessé, mais laissons cela. Vous êtes venu passer quelques jours à Bruneray ?

— Je viens avec l’intention de m’y fixer pour toujours… si toutefois ce projet ne doit pas vous être pénible ?

— Je n’ai en aucune manière le droit de modifier vos résolutions, monsieur Roger.

— Sans doute, nous sommes étrangers, dit-il avec amertume.

— Non, certainement, nous sommes amis ; je n’ai jamais cessé de vous traiter comme tel, et vous ne pouvez croire, j’en suis sûre…

Une larme revint perler aux paupières de Régine et sa voix faiblit.

— Vous ne pouvez croire que votre bonheur ou votre malheur me soit indifférent. Ah ! vous avez l’intention… Peut-être faites-vous bien. Nous en causerons plus tard, aujourd’hui je vous quitte. Au revoir.

Elle reprit son panier.

— Vous ne voulez pas me permettre de le porter au moins quelque pas ? demanda Roger.

— Non, merci. Au revoir.

Elle partit en même temps, et lentement, brisé d’émotion, il poursuivit son chemin, sans oser retourner la tête. Quand elle fut loin de lui, qu’elle n’entendit plus dans le lointain résonner ses pas, avant de prendre le sentier qui la ramenait à la maison, Régine s’enfonça dans le bois, et se jetant sous la mousse, dans un endroit écarté, elle se mit à pleurer encore.

L’arrivée de Roger, le soir, dans sa famille, après un long et affectueux entretien avec monsieur de La Barre, causa également une vive surprise, mais heureuse. Cette maison devenait de plus en plus triste. L’humeur d’Émilie s’altérait. La musique était toujours son occupation favorite ; mais l’ambition, qui pendant quelque temps y avait mêlé sa passion, désormais découragée, ce n’était plus qu’une distraction sans objet, où des souvenirs pleins d’amertume infiltraient lentement le dégoût. L’Église était venue jeter ses amorces sur ce désenchantement, et maintenant mademoiselle Cardonnel chantait, aux grandes fêtes, à la tête d’un chœur de jeunes filles formées par ses soins. Elle brillait également dans les réunions de la société et dans le concert qu’on donnait, une fois par an, pour les pauvres. C’était tout. Madame Cardonnel, trompée dans ses espérances maternelles, s’attristait et n’avait guère de conversation qui ne fût accompagnée de longs soupirs. Le père était visiblement fatigué ; ses joues hautes en couleur, parfois violettes, donnaient de continuelles inquiétudes ; le bain de pieds intervenait fréquemment, et on le soignait toutes les quinzaines. Il était évident que cette situation ne pouvait se prolonger sans danger. Madame Cardonnel, vraiment inquiète, en convint aisément avec son fils ; mais, quand Roger parla de prendre lui-même im-