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veulent du bien… En somme, il n’y a pas dans Paris plus d’une dizaine de voix autorisées, de qui dépend absolument la destinée des artistes… Je ne vous donne pas six mois pour vous être fermé tous les chemins Bien le bonjour !

Moins de six mois après, en effet, Émilie quittait Paris, découragée, atteinte dans sa fierté des plus vives blessures. Elle avait trouvé des amis sans doute, c’est-à-dire des gens qui eussent éprouvé un plaisir sincère à la voir réussir ; mais qui avaient par devers eux trop d’autres amitiés, trop d’occupations et trop d’intérêts personnels à soigner, pour pouvoir l’aider avec l’ardeur nécessaire. En revanche, elle s’était fait des ennemis puissants ; les concerts qu’elle avait donnés lui avaient occasionné plus de frais qu’ils n’avaient fait de recettes. Enfin elle avait renoncé sans retour à une carrière où l’humilité, sinon pis, lui était imposée comme première vertu, regrettant les sollicitations auxquelles sa fierté s’était abaissée, et emportant de son insuccès et de ses épreuves une amertume profonde.

Il y avait quelques mois à peine qu’Émilie était revenue à Bruneray, quand un Américain, suivi de deux valets en livrée, était descendu dans le principal hôtel de la petite ville et s’était fait conduire chez monsieur Cardonnel. Il avait demandé à parler en particulier au digne notaire, et peu d’instants après celui-ci, visiblement ému avait fait passer son hôte au salon, où madame Cardonnel et sa fille avaient été appelées. L’entretien avait duré dix minutes, puis l’Américain était parti et avait quitté Bruneray par le train suivant. La chose avait paru d’autant plus mystérieuse que les Cardonnel avaient refusé de répondre aux questions qu’on leur avait adressées sur ce sujet. Toutefois, la bonne madame Cardonnel n’était pas femme à rien cacher de ce qui pouvait être à l’avantage de ses enfants, bien plutôt y eût-elle ajouté du sien. On sut donc à petit bruit que le personnage était un grand seigneur, fou d’amour pour Émilie, qu’il avait vue autrefois à Paris, et qui était venu lui offrir sa main et sa fortune ; mais Émilie avait refusé, ne voulant point quitter ses parents et sa patrie. Sur quoi l’on glosa, disant, — car on avait fini par soupçonner quelques corrections à faire dans les récits de ce genre édités par madame Cardonnel. — S’il était si amoureux, pourquoi n’eût-il pas consenti à rester ici ? Remarque faite avec d’autant plus d’acrimonie que le séjour à Bruneray d’un nabab américain, n’eût pas été indifférent à ceux qui parlaient.

Toutefois cette aventure avait accru la réputation de fierté de mademoiselle Cardonnel, aux refus de laquelle maints jeunes aspirants notaires auraient craint de s’exposer. C’était une raison pour laquelle monsieur Cardonnel trouvait difficilement à se défaire de son étude. Deux jeunes clercs avaient déjà été dédaigneusement écartés. Adalbert Renaud, qui devenu directeur de la fabrique, avait également eu l’audace de demander la main de mademoiselle Émilie, — affaire sans doute de secret orgueil local, car pour la dot il pouvait prétendre à plus de richesse, avait été refusé avec plus de dédain encore. Depuis quelque temps, il ne se présentait plus personne ; Émilie avait déjà vingt-huit ans, et monsieur Cardonnel, menacé d’apoplexie par l’effet combiné d’un tempérament sanguin et d’une vie trop sédentaire, et à qui les médecins conseillaient la chasse et la campagne, attendait toujours ; ne pouvant se décider à remettre à un autre qu’à un gendre cette étude dont le prix en argent, une fois payé, était loin de valoir les avantages.

Tout ceci roulait dans la tête de Roger, et ce n’était pas sans angoisse qu’il se demandait s’il n’allait pas nuire à l’avenir de sa sœur en demandant l’étude pour lui-même ! Quelques compensations qu’il pût lui offrir, n’était-ce point la condamner au célibat ?

— Enfin nous en causerons, se dit-il en descendant à Chaumont, où il prit immédiatement le train qui devait, une heure après, le déposer à Bruneray.

Il voyait avec émotion les stations se succéder, quand, à la dernière tout proche de la Bauderie, l’idée lui vint de descendre et d’aller trouver monsieur de La Barre, à la Cerisaie. Sa famille ne l’attendait pas ; voulant examiner la situation et s’expliquer de vive voix, il n’avait pas annoncé son retour. Il n’était encore que six heures du soir ; il avait le temps de dîner avec son ami, et de se rendre chez ses parents dans la soirée. Il descendit.

Le soleil, à cette époque des plus longs jours, était encore haut et la chaleur assez forte ; mais Roger n’avait que deux à trois kilomètres à faire pour se rendre à la Cerisaie. Il prit le chemin qui contournait le domaine de la Beauderie. Il marchait, agité, oppressé, sentant peser sur lui je ne sais quelle force, l’influence des lieux sans doute. Pouvait il oublier les entrevues qu’il avait eue là même avec Régine, et le bonheur, l’ivresse qu’ils avaient autrefois à se revoir ; tandis que maintenant, s’ils venaient à se rencontrer…

Cette idée lui coupa la respiration, et il s’arrêta un moment, essuyant son front, déjà couvert de sueur par une marche précipitée. Il était en face d’un chemin gazonné, qui entrait sur les terres de la Bauderie, et qui était le plus court pour aller à la Cerisaie.

— Bon pour les voisins, se dit-il avec tristesse, pour moi, je ne puis me permettre cette familiarité.

Quelle joie pourtant de pénétrer sur cette terre, qui était la sienne, de passer où elle-même avait passé, de respirer son air et de toucher du regard les choses dont elle prenait soin ! Ce coin était le plus éloigné de la maison, et, au silence qui régnait, on pouvait être sûr de ne rencontrer personne. Roger céda à la tentation, et aussi vite avait-il marché jusque-là, aussi lentement se plut-il à fouler cette route de gazon, que bordaient d’un côté un champ de blé, de l’autre un bois, qui interceptait les rayons d’un soleil couchant. Dans ce chemin tout à l’ombre, régnaient une fraîcheur délicieuse et un silence interrompu seulement par le chant des oiseaux du bois. À mesure qu’il avançait, Roger se sentait de plus en plus ému ; comme un doux fardeau, la présence latente de Régine pesait sur lui, et il murmurait en lui-même :

— Oh ! si elle savait seulement combien je l’aime !…

Il s’arrêta frémissant. En face de lui, un peu à sa gauche, dans une partie du champ éclairée par le soleil, une femme était debout, près d’un carré de petits pois à rames dont, armée de ciseaux, elle coupait les gousses, les jetant ensuite à poignées dans un panier placé par terre auprès d’elle. Cette femme lui tournait le dos, et sa tête était couverte d’un grand chapeau de paille ; mais cette taille, à la fois forte et souple, il la connaissait bien. C’était elle ! elle, dont l’attraction magnétique l’avait appelé de là-bas ici, maintenant il le voyait bien. Et cependant il était sur le point de s’enfuir. Il mourait du besoin de la revoir et tremblait d’être revu par elle. Qu’allait-elle lui dire ? De quel droit avait-il osé pénétrer chez elle sans être annoncé, puisque, hélas ! le temps. était passé où ils avaient, pour se présenter l’un à l’autre à l’improviste, le droit qu’a cet hôte chéri, le bonheur, à qui nul ne dit : Pourquoi viens-tu ? Il fit un pas en arrière ; mais il resta, trop heureux, après une année d’absence, de la voir enfin, celle que dans sa pensée il voyait toujours, mais sans cette douceur et cette force que possède la réalité.

Régine avait atteint le bout de la planche de pois, et le panier était presque plein. Elle y déposa les ciseaux, le mit à son bras, et, de l’autre main, souleva sa robe pour passer à côté des blés. Un instant après, elle venait dans le chemin vers Roger. Elle baissait la tête et semblait songeuse : le bord de son chapeau cachait son front et ses yeux ; sa robe de toile blanche, à petites raies noires, relevée sur une jupe de toile grise, n’avait d’autre ornement qu’une ruche de pareille étoffe autour du cou et sur le devant ; ses pieds étaient chaussés de