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moi, au lieu de travailler pour les autres ; mais il eût fallu de l’argent, et je n’ai pas voulu du seul moyen de s’en procurer qu’ait une fille pauvre. Pourtant je voyais ma patronne devenue riche et partout fort honoré par ce seul moyen, ainsi que tant d’autres. J’ai travaillé en chambre ; mais, ne pouvant pas vendre dans la rue, il me fallait toujours porter mes fleurs à un magasin qui m’achetait quatre ou cinq francs ce qu’il revendait vingt-cinq francs. J’ai préféré quitter Paris et revenir à Chaumont, où, si l’on vend moins cher, il est plus facile de se faire connaître, et j’ai idée de marier avec un garçon qui m’aimait et qui m’est resté fidèle…

— À la santé de votre hymen ! dit Alcide Gaudron, et il se tourna vers l’autre dame, une personne de trente ans environ, pâle et sérieuse, dont les manières décentes révélaient l’intelligence.

— Je suis institutrice, dit-elle, et je suis en même temps fière et de caractère indépendant. C’est dire en un mot ce que j’ai souffert ; mais il faut l’avoir éprouvé pour le bien comprendre, car aucune profession plus que celle-ci ne vous rend le jouet des grands. Plusieurs parviennent à dominer cette situation par la flatterie et l’hypocrisie. J’en ai vu profiter de leur position pour faire de riches mariages. Pour moi, j’ai toujours péri par trop de franchise. Ma dernière place, où, après beaucoup d’épreuves, je me trouvais, par exception, aussi bien qu’on peut l’être chez les autres, vient de m’être enlevée par une fille qui ne sait rien, mais qui, payant d’audace, a su se faire passer pour savante près de gens qui savent moins qu’elle encore. J’ai…

Elle balbutia, rougit :

— J’ai eu des moments… difficiles. Aujourd’hui je me rends dans une commune où je dois tenir une école libre et où je ne sais quelle destinée m’attend.

— Vous me rendez confus, mademoiselle, dit Alcide Gaudron, car après vous je ne sais comment oser me plaindre. Cependant, je déteste mon métier, c’est bien quelque chose. J’avais embrassé le commerce avec le désir naïf de faire une fortune rapide, qui pousse tant de gens dans cette carrière. On m’avait assuré qu’avec de l’ordre, de l’honnêteté, de l’assiduité, je pouvais être sûr de réussir ; mais bientôt j’ai vu qu’il y fallait premièrement, deuxièmement, troisièmement, et ainsi de suite jusqu’à dixièmement, du capital, du capital, et toujours des capitaux. Le commerce, comme autre chose et peut-être plus qu’autre chose, est une bataille. Quelques trucs, beaucoup de réclame et d’étalage, sont les armes du combat. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui comme autrefois de mettre quelques gains de côté et de succéder au patron ; il n’y a plus même de patron, mais de simples directeurs, et les employés sont tout bonnement les manœuvres salariés de cette industrie ; car maintenant un magasin est une entreprise de capitaux, affaire de grandes compagnies comme tout le reste. Je faisais là partie de la plèbe, et n’avais aucune espérance de réaliser jamais le fonds nécessaire pour élever un magasin ; à peine aurais-je pu monter une boutique dans quelque petite localité ; mais alors je courais le risque de me voir détruit par quelque commerçant à grand tapage, qui pût jeter en réclames quinze ou vingt mille francs, et, après m’avoir écarté de son chemin, exploiter à son aise la foule. À part ce danger possible, j’en vis un permanent, résultant de la multiplicité insensée des commerçants, qui fournit un quantum annuel de faillites certaines, car le nombre des vendeurs ne peut raisonnablement dépasser celui des acheteurs. Par l’appât qu’il offre d’un côté à l’avidité, de l’autre à la paresse, le commerce est devenu un véritable chancre social, qui, tout en diminuant de plus en plus le nombre des producteurs, pompe de plus en plus les sucs de la production, et, faute de pâture, se dévore lui-même.

Depuis peu de temps, je suis commis-voyageur ; mais, ne sachant pas mentir comme il faut, ni ruiner habilement mes concurrents, je m’attends à être remercié au premier jour. Que ferais-je alors ? Je n’en sais rien. De toutes les professions, plus ou moins libérales, qui sont le lot de la classe bourgeoise, je n’en vois aucune, parmi celles que je pourrais aborder, qui me sourie. Employé d’administration, rat de cave, huissier, greffier, que sais-je ? Le vrai nom de chacune est misère et et dépendance. Toutes celles-ci et bien d’autres sont, comme le commerce, établies en vue de consommer et non de produire, et devraient être réformées aux trois quarts. Je me ferais volontiers cultivateur, si je n’étais arrêté par la monotonie de la soupe aux choux et l’éreintemnent du travail forcé. Sans les professions parasites, le paysan aurait du rôti et du loisir.

— Je pense tout à fait comme vous, mon cher Alcide, dit Roger.

Il fit à grands traits l’histoire de ses propres déceptions et finit en disant :

— Il est évident pour moi, comme il devrait l’être pour vous, messieurs, que la société où nous sommes n’est pas une association fondée sur un contrat équitable, mais un champ de lutte, une arène, où dominent naturellement ceux qui sont doués des qualités propres à la lutte, c’est-à-dire les forts, les rusés, les audacieux sans scrupules, et même, nous en avons d’éclatants exemples, — les criminels. Comment se fait-il que les hommes honnêtes et sincères, qui, malgré la corruption qu’exercent sur l’opinion de telles influences, restent malgré tout en majorité, ne s’unissent pas pour changer un système immoral dont ils sont les dupes ?

— Eh ! monsieur, s’écria le militaire, les hommes seront toujours ambitieux, égoïstes et vicieux. Il faudrait tout bonnement à la tête de la société un homme juste, un général probe et ferme, comme il y en eut autrefois, et des lois sévères, maintenues par une ferme discipline.

— Il faudrait, dit le prêtre, s’aimer les uns les autres.

— Messieurs, reprit Roger, il y a des mille ans que ces remèdes ne remédient à rien, et il serait bien temps d’en chercher d’autres.

— Lesquels ? demanda l’écrivain.

— J’y ai songé beaucoup depuis quelque temps, dit Roger, et il me paraît qu’au rebours de l’autorité, qui donne à l’homme les vices de l’esclavage et du tyran ; au rebours de l’inégalité, qui excite l’ambition, l’envie, la lutte, et proscrit la fraternité, il faudrait investir chaque être humain de toute la liberté, de toute l’instruction et de tout le bien-être qui le feraient maître de son développement, content de son sort, et capable de traiter d’égal à égal avec autrui.

— Et les moyens ?

— Si le but était adopté, les moyens naîtraient du concert de tous.

— Mais, pour se concerter, il faut se réunir, dit le médecin en souriant ; or, les réunions sont sagement interdites.

Le professeur se leva tout effaré.

— Messieurs, pas de complots contre l’ordre public ! dit-il.

Et il s’en alla, suivi du fonctionnaire.

— Hommes intrépides ! dit Alcide Gaudron. Mesdames, soyez plus courageuses ; donnez nous votre avis.

Les femmes ne doivent pas parler politique, dit la fleuriste.

— Elles feraient mieux d’en parler, riposta le commis-voyageur, que d’en faire comme elles la font.

— À qui la faute ? dit l’institutrice de sa voix grave. Celles qui s’en occupent sérieusement, comme il est naturel à tout être qui pense et qui s’inquiète de son propre sort, sont ridiculisées et combattues, et cela bien moins par les conservateurs que par vos prétendus démocrates. Si elles travaillent contre ceux-ci, avouez qu’ils l’ont mérité.