Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/297

Cette page n’a pas encore été corrigée

néantise aristocratique est restée l’idéal de ces parvenus du travail ; mais leur prétendue haine des suprématies n’en était que l’amour ; on tourne le dos à l’avenir et l’on n’aspire qu’au passé. Le travail manuel est encore à leurs yeux chose servile, infâme ; on préfère manger du pain sec ou se ruiner tout à fait, plutôt que de se priver d’une domestique, plutôt que de ne pas paraître aussi riche que tels et tels. Et les garçons cherchent des femmes dotées et se marient sans aimer ; tandis que les filles, ayant horreur, à l’instar des plus nobles dames, d’une mésalliance, coiffent sainte Catherine.

» Comment le bourgeois calculateur, — mais calculateur à courte vue, ne consent-il pas à supputer le chiffre énorme de pertes qu’entraîne pour la société l’état de compétition et de guerre où ses forces sont entre elles ? Ce n’est plus l’état d’association, l’état de vie, de santé, où tout concourt et consent, où rien ne se perd ; mais une lutte, un saccage, des ruines continuelles, capitaux contre capitaux ! Et au plus fort le sceptre de l’exploitation du bon public, lequel, enjeu de la bataille, applaudit ! Bel emploi d’une force sociale, que l’écrasement d’une autre force sociale ! Mais le bon bourgeois répète : Le mal des uns fait le bien des autres. Axiome négateur de la société, né dans la société humaine, et qui prouve que l’instinct, bien plus que le raisonnement, nous conduit encore.

» Ce qui le prouve non moins, mon cher Roger, c’est l’examen, au point de vue purement logique, d’un système encore plus absurde peut-être qu’immoral, et qui, pour être accepté, demande chez l’homme encore plus de bêtise que d’égoïsme. Est-ce donc autre chose qu’un leurre, on pourrait dire un piége, — au point de vue social, que cet appât tendu à tous et qui ne peut être la proie que de quelques-uns ? Spectacle étrange que celui d’une nation, d’une humanité entière affolée, de quelle ambition ? De celle de tous pour être le premier, ou si l’on veut les premiers ! Chacun a contre lui quatre à cinq mille chances, mais il en est une en sa faveur ! Et cela suffit pour qu’il se voue corps et âme à la défense d’un ordre aussi bienfaisant. Les yeux fixés sur ceux qui s’élèvent, il ne compte pas ceux qui tombent, et lors même qu’il a succombé, chose à peu près sûre, il ne s’en prend qu’au sort, et console sa foi de cette pensée qu’il aurait pu réussir.

» L’homme est plus naïf qu’on ne pense, et les Machiavel ne sont que les commentateurs de systèmes trouvés par la passion et l’instinct, plus que par l’intelligence. Autrement, et si l’idée de réaliser la justice par la concurrence n’était pas née tout bonnement du mélange des conceptions anciennes et nouvelles dans le cerveau humain, ce serait à coup sûr un trait de génie de la part des ambitieux qui fourvoyèrent ainsi l’aspiration générale vers l’égalité. Il est certain que jamais on n’abusa mieux de la naïveté humaine qu’en réinstaurant de cette façon l’inégalité et le despotisme sous les apparences égalitaires. Qui accepterait l’esclavage militaire, sans l’espoir d’être maréchal de France ? qui voudrait obéir aujourd’hui, s’il n’espérait commander ? Les petits, qui se savent en nombre, et que l’idée nouvelle a malgré tout pénétrés, se résigneraient-ils à leurs sujétions et à leur misère, si chacun d’eux ne caressait dans sa mesure l’espoir de grandir ? Dans l’administration, dans le commerce, dans la justice, l’employé inférieur exigerait plus d’égards et commettrait moins de bassesses, s’il ne se disait sans cesse : « Quand je serai chef !… » Il ne le sera pas, il ne peut pas l’être ; beaucoup d’appelés, peu d’élus. (Les places du moins n’étaient pas limitées en paradis.) Mais aux positifs de ce temps, être appelés suffit.

» Puissance de l’espoir et de la sottise ! Voilà trente et quelques millions d’individus que rend dociles, déraisonnables et dupes, l’espoir de quelques centaines de postes que quelques centaines d’entre eux seulement peuvent occuper.

» Et, pour comble de logique, notre siècle a supprimé la loterie, comme une immoralité, quand le système social lui-même n’est qu’une loterie.

» Comment, disent les raisonneurs du parti, un tel arrangement n’est pas le chef-d’œuvre et la limite de la justice, du moment qu’il n’y a d’interdiction formelle pour aucun ?

» Mais, au nom du sens commun, est-ce de rôt ou de fumée que l’estomac se nourrit ? Au point de vue particulier, que sert un droit dont on n’a point l’exercice ? et, au point de vue social, qu’importe que ce soient ceux-ci eu ceux-là ? qu’importe qu’un manant commande au lieu d’un noble, si l’on commande toujours ? Le privilége est-il moins le privilége pour appartenir à tels hommes plutôt qu’à tels autres ? Est-il moins fâcheux d’être malmené, parce qu’il ne serait pas impossible que vous pussiez à votre tour malmener autrui ? L’humanité n’est pas quelques-uns, elle est tous ; car elle vit tout entière en chacun. Donc, c’est en chacun qu’elle doit être satisfaite pour l’être en tous. Revenons donc à la déclaration des droits de l’homme, abandonnons l’ordre ancien, et fondons l’ordre nouveau par des institutions qui donnent à chaque citoyen sa part de pouvoir, à chaque enfant sa part d’éducation, à la société l’organisme égalitaire, c’est-à-dire l’association dans toute sa liberté et sous toutes ses formes.

» Voilà, mon cher Roger, quel serait le véritable intérêt de la bourgeoisie moyenne ; car elle ne souffre pas moins que le peuple des exactions et des abus de pouvoir du gouvernement ; elle n’est pas moins que le peuple, elle est plus directement que lui, grâce à ses épargnes, la proie des ambitieux qui exploitent le monde. Et c’est très-faussement qu’elle se croit appelée à recueillir les bénéfices du système, même dans la petite part que la concurrence pourrait lui attribuer, car il exclut les petits moyens, les vertus paisibles, les qualités sérieuses, et n’a de primes que pour les aventuriers sans scrupules, que pour les audacieux sans vergogne.

» Au lieu de tourner le dos au progrès, et de traiter en ennemi le travailleur qui justement aspire, lui aussi, comme elle autrefois, à sortir de l’humiliation et de la misère, la bourgeoisie devrait le prendre pour allié contre les vrais partageux, les vrais pillards, les vrais ennemis de la société, contre cette horde sauvage et conquérante, héritière des routiers et des malandrins, dont le système favorise les mauvais instincts et multiplie la race funeste, et qui a pris sous l’Empire un si bel essor. Le monde aujourd’hui leur appartient, et ils en exclueront de plus toute pudeur, toute honnêteté, toute humanité, tout droit, si l’on ne se hâte de fermer le champ de bataille et d’intrigue ouvert à leur activité.

» Est-ce donc dans un système de guerre sociale permanente que la bourgeoisie peut trouver la stabilité qui lui est si chère ? Non, c’est dans la paix fondée sur la satisfaction des intérêts. Or, les intérêts sont-ils satisfaits quand un petit nombre jouit aux dépens du reste ?

» Je pourrais prendre ainsi une à une toutes les formules par lesquelles la bourgeoisie exprime ses aspirations honnêtes, paisibles, et lui démontrer que toutes, et de plus en plus, trahies par le système actuel, elles ne peuvent être réalisées que par l’accomplissement d’un programme qui identifie la justice et l’égalité. Je pourrais lui démontrer qu’au rebours de ce qu’elle croit, c’est à la concentration des capitaux, à l’accumulation des richesses dans quelques mains, à la reconstitution d’une féodalité nouvelle, déjà pourtant bien réelle et bien visible, qu’aboutit cet état de choses qu’elle croit être sur la foi de faux calculs, et de rengaînes intéressées, la diffusion démocratique de la propriété. C’est logique d’ailleurs ; la guerre aboutit à la conquête, le mieux armé est toujours le plus fort, et de plus en plus accroît sa puissance…

» Mais j’ai déjà noirci trop de pages, Roger, et il n’est pas besoin, au point où vous en êtes, de tant d’argu-