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à leurs vassaux d’aujourd’hui, les quos ego et les j’ai failli entendre, qui ne pouvaient autrefois être prononcés par les dieux, les rois et les gentilshommes ?

» Ce qui m’a le plus frappé en lisant les cahiers de quatre-vingt-neuf, c’est cette phrase, ce vœu qui revient sans cesse : que toutes les places et fonctions soient accessibles à tous les citoyens sans distinction de naissance. Est-ce le manant qui parle ainsi ? Évidemment non. C’est le bourgeois, l’homme du tiers-état, déjà bouillant d’orgueil et d’ambition, qui, fier du bien-être et de la culture qu’il a conquis, parle sous le nom du peuple. Tout le système actuel est dans cette demande répétée, dans ce refrain impatient, boute-selle de la concurrence.

» En vain, la déclaration des droits de l’homme a proclamé son sublime axiome, première pierre de la construction nouvelle : Tous les hommes sont libres et égaux en droits. — Libres de concourir, égalité devant la loi, ajoute le tiers-état, entre parenthèse.

» On n’en comprenait pas alors davantage, et ce n’était pas l’héroïque folie de Babœuf, l’égalité par la force, autrement dit par les moyens monarchiques, par le droit ancien, qui pouvait mettre sur la voie.

» Cette accessibilité de tous à tout, cette égalité non pas de chances, non pas de moyens, — puisque le pauvre et l’ignorant n’ont aucun moyen et ne peuvent avoir que la chance imprévue, phénoménale d’un hasard heureux, tandis que l’instruit, le riche, les ont toutes ; — cette égalité de prétentions pouvait-elle créer un ordre nouveau, la réalisation de la nouvelle justice, l’égalité ? Non, certes ; ce ne fut au contraire qu’une sorte de légitimation, de consécration, de l’ordre ancien, où l’on demandait accès ; c’était y apposer la signature du peuple, à la seule condition d’ouvrir l’arène à un plus grand nombre de joûteurs.

» La hiérarchie, loin d’être détruite, était confirmée, et les constituants, voulant mettre un roi constitutionnel à la tête de ce replâtrage, étaient plus logiques cent fois que la Convention abattant Louis XVI. En effet, tant que le canton, la commune, seront commandés par un sous-préfet, puis par un préfet, relevant lui-même du gouvernement unitaire, tant que l’État sera construit à la manière d’une toile d’araignée, dont tous les fils aboutissent au centre, et que de ce point central partira toute l’impulsion donnée aux extrémités, tout le mouvement permis au corps social, peu importe que le gouvernement se nomme roi, empereur ou assemblée ; peu importe qu’il ait une seule tête ou mille ; peu importe son organisme simple ou compliqué : vous avez toujours la monarchie, du moins sont plus triste résultat, le sujet, le citoyen esclave, politiquement et socialement parlant, ce qui ne peut aller l’un sans l’autre. Vous avez toujours le droit divin ; l’autorité vient toujours d’en haut, d’un sommet quelconque Dieu, monarque, aristocratie de fortune, d’intelligence ou d’opinion.

» L’idéal de l’ordre ancien était de faire de la société, au lieu d’une association d’individus, un individu immense. Dans cet organisme, dont les castes de l’Inde donnent la formule la plus naïve, tels jouent le rôle du cerveau, tels celui du cœur, tels celui des membres, et il semble au législateur que, cela étant, l’ordre le plus admirable doit régner au sein de la société, comme dans l’organisme humain, où tout concourt et consent. Il ne s’aperçoit pas que construire ainsi la société, comme on fit Dieu, à l’image de l’homme, c’est, par une aberration étrange, sacrifier l’individu à l’individualité, la réalité à l’abstraction ; car, chaque membre du corps social étant lui-même une unité, possédant cœur et cerveau, forme un être complet, et ne peut s’accommoder du rôle de simple rouage dans une machine encore plus absurde que gigantesque. Il n’y a pas d’humanité, il n’y a pas de vie en dehors du moi. Chaque moi est pour lui-même l’humanité toute entière. C’est donc en vue du moi, de l’individu, que l’ensemble doit se faire, et non pas à l’ensemble que doit se plier l’individu.

» Il a fallu des milliers de siècles d’histoire pour que cette vérité si simple fût, je ne dis pas reconnue, elle ne l’est pas encore, — mais soupçonnée. C’est ce grand soupçon, cet éclair de vérité, qui a fait la Révolution et formulé ses principes ; tandis que, par l’action de ses chefs et de ses meneurs, tous plus ou moins pétris du sang et de l’esprit des générations précédentes, ce fut la conception ancienne, le fanatisme et les procédés anciens, qui inspirèrent ses actes. La Terreur fut une autre monarchie, plus funeste qu’aucune à la république ; car, tout incomplète que soit la logique des masses, elle ne pardonne pas à une cause de ne pas se comprendre elle-même et d’emprunter le langage et les armes de ceux qu’elle combat.

» Au lieu de relever le pauvre de sa misère et d’investir la femme de son droit de personne humaine, ce qui eût à jamais démocratisé le droit, la révolution jacobine fit de la violence et détruisit sans fonder. Je ne l’accuse pas, remarquez-le bien ; elle fit cela de bonne foi et parce qu’elle n’était pas capable alors de voir autrement : son impuissance fut celle même de la nature humaine. Mais tout notre mal ne vient pas moins de cette impuissance ; de ce qu’on acclama l’idée, sans comprendre sa réalisation ; de ce que le droit de l’individu ne fut pas immédiatement traduit en pouvoir ; de ce que le travail, au lieu de devenir une force, resta un servage monarchiquement organisé dans le patronat, au lieu de l’être démocratiquement dans l’association (bien entendu, libre) ; de ce qu’en politique, au lieu que le mandataire fût constamment tenu en laisse par le mandant, on laissa celui-ci tomber au pouvoir de son élu, comme cela s’étale aujourd’hui, presque sans scandale, et du moins sans répression. Souveraineté du peuple, égalité, liberté, droit, tout resta fictif, nuageux, stérile. On ne sortait pas en vain, — hélas ! on n’en était pas sorti, — d’une rêverie religieuse qui, pendant des dizaines de siècle, avait placé hors de la terre ses paradis.

» On abattit la tête du roi, mais l’âme et le sang monarchique restèrent dans la famille, par l’autorité de l’homme et du père ; dans la vie sociale, par l’autorité du riche sur le pauvre ; dans l’administration, par l’autorité sans contrôle du fonctionnaire ; dans la politique, par l’unité et la centralisation du pouvoir. D’où il s’ensuit que la monarchie revient sans cesse, infailliblement, naturellement, comme certains animalcules dans certaines fermentations, comme le fruit de l’arbre, se placer à la tête de cet ordre dont elle n’est que le couronnement. Et mêler dans ses discours la sagesse tutélaire des majestés royales et les décrets de la Providence à la souveraineté populaire, à la liberté, à l’égalité, etc. ; accumulation de contradictions qui fournissent au langage de ce siècle plus de non-sens et d’hypocrisie que n’en ont consommé peut-être tous les siècles précédents.

» Cependant, si le régime bâtard, inauguré par ces terribles restrictions dont j’ai parlé : liberté de concourir, égalité devant la loi, apportées par la bourgeoisie à la déclaration des droits de l’homme, si ce régime resta dans la donnée de l’ordre ancien, au lieu de renouveler la face du monde par la réalisation du principe nouveau, ce ne fut pas pourtant une chose indifférente et sans effet que d’universaliser ainsi le nombre des concurrents aux honneurs et à la fortune. Dans le franc régime de droit divin, la concurrencé était limitée par la caste ; l’intrigue assurément y régnait, et l’on y trouvait le parvenu, mais dans une mesure aussi restreinte que le nombre des privilégiés. Tandis que le système nouveau, tout en conservant les vices et les abus de la hiérarchie : le commandement, l’obéissance l’arbitraire, etc., éveille toutes les ambitions, étend indéfiniment le champ de l’intrigue, et fait plus que centupler le nombre des appétits, sans pouvoir augmenter celui des satisfactions.

» Je sais bien que chaque gouvernement trouve moyen de créer des places nouvelles ; mais, en dépit du dédoublement des fonctions, en dépit des sinécures,