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maints dégoûts, par abandonner la partie. Passons sur les détails, trop longs à raconter. En deux mots, ma fierté, ma dignité, puis-je dire, ne put s’accommoder de la hauteur de certains accueils, de promesses violées avec le sans-gêne le plus insultant, du sacrifice exigé de ma pensée, de ce rôle de suppléant, en un mot, que doivent remplir tous ceux qui n’ont pas acquis par une célébrité fort rare le droit d’imposer leurs conditions, ou qui n’ont pas la chance heureuse de trouver un protecteur, un ami, parmi les directeurs de la presse.

» Et c’est là entre le monde et moi le point sensible, irritant, l’obstacle permanent qui s’oppose à mon succès en toute chose. Il faut, à moins de circonstances exceptionnelles, s’abaisser ou périr. Être soi est impossible. On n’arrive à vaincre que par suite de défaites et de capitulations, on ne monte qu’en se courbant, on ne devient grand en apparence qu’en s’avilissant en réalité.

» Peut-être suis-je plus susceptible que d’autres ; mais je connais assez d’hommes et de situations pour savoir que cette souffrance ne m’est pas particulière, que beaucoup ne l’éprouvent pas moins pour céder davantage à la nécessité, et je ne puis pas ne pas voir qu’il y a là un vice social des plus funestes, que cet abaissement forcé, général, des caractères, est une des causes les plus actives de démoralisation. Le mal n’est pas seulement en politique, il est partout, et, le triste César qui règne écarté, il en resterait tant d’autres, que pour cela nos mœurs et notre état ne changeraient point.

» Mon livre d’économie politique, édité à mes frais encore plus que le précédent, puisqu’il n’est pas vendu, n’a eu d’autre résultat que de me faire une assez mauvaise réputation au barreau, où je suis désormais signalé comme utopiste, note écrasante pour un homme qui a, comme dit mon père, son chemin à faire. Vous êtes, mon ami, un des rares qui ont approuvé ce cri de conscience, et vous êtes le seul, à ma connaissance, qui l’aie trouvé timide, trop atténué de considérations contraires et d’atermoiements. Je crois que vous avez raison ; mais je vous l’ai déjà dit : à se trouver en contradiction constante avec le milieu où l’on vit, le caractère s’affaiblit et la pensée devient moins sûre d’elle-même, surtout quand il vous manque cette indépendance matérielle qui est la condition nécessaire de l’autre, et que toute manifestation de liberté intellectuelle et morale. tend précisément à vous enlever de plus en plus.

» Eh bien, je vais avoir trente ans ; il y a plus de six ans qu’après avoir complété des études qui passaient pour excellentes, je travaille à me faire une indépendance, à obtenir le droit qu’à partir de vingt et un ans la nature et la loi accordent à tout homme d’accomplir sa destinée humaine, de vivre en famille. Puis-je songer à me marier, n’étant pas encore parvenu à me suffire à moi-même ? Oui, disent nos mœurs, qui ont identifié l’épouse au capital nécessaire à la vie de famille. Mais là n’est pas la moindre de mes répugnances. Aimer moyennant finance, il n’y a point de mœurs faciles, point d’Otahiti qui me paraissent au-dessus de cette infamie. Je vois tous les jours une quantité de gens, qui ne sont pas des coquins, et qui même ont sur d’autres points des sentiments honnêtes, accomplir de gaieté de cœur et en toute sûreté de conscience un pareil acte. Je ne les juge pas, je les plains et m’épouvante de cette oblitération du sens moral : grosse inconséquence d’autre part, car c’est sous prétexte de sa faiblesse qu’on infériorise la femme, et c’est sur elle que, pour les trois quarts, l’homme se repose du soin de le faire vivre, lui et les siens. Elle est le grand secours sur lequel comptent tous ces fiers à barbe qui font profession de la mépriser, et qui, après avoir exploité sa jeunesse et sa pauvreté pour leurs plaisirs, exploitent sa richesse pour leur ambition. Je suis vraiment plus fier que cela. Je n’irais pas jusqu’à rougir d’épouser une femme plus riche que moi, si je l’aimais ; seulement, il me faut aimer, et je ne saurais poursuivre dans le mariage d’autre but que l’amour.

» En dépit des conseils et des encouragements qui souvent m’ont été donnés, je n’ai donc sollicité la main d’aucune fille d’avoué ni de juge ; aucune dot ne m’a séduit, et, si grand besoin que j’eusse de cette force qui est la condition nécessaire de toute action, de toute entreprise, sans laquelle toutes les autres forces se trouvent enchaînées, le capital, je me suis toujours refusé à faire du mariage une association commerciale.

» Or, si l’on a dans pareille disposition d’esprit, trois chances contre une d’aimer une femme pauvre, je n’ai pas même l’unique chance contraire. Sur ce point ma destinée est faite. J’ai connu, j’ai aimé la seule femme qui pût être mon amour et mon bonheur Je l’ai perdue pour avoir lâchement trahi la foi jurée et m’être rendue indigne de sa confiance. J’ai senti par mes remords, par le respect que j’avais de notre amour et par son propre langage, que je ne pouvais être pardonné ; j’ai cherché à l’oublier, je n’ai pu.

» Celle qui m’avait rendu infidèle à force de séductions n’avait que les charmes extérieurs de l’esprit et de la beauté ; jamais je n’ai pu me donner à elle profondément et pour elle, avide de prendre, elle est incapable de se donner. De plus, cette liaison était adultère, et, malgré les assertions contraires de madame X… j’ai bientôt reconnu qu’elle ne voulait en aucune façon rompre le lien conjugal, et y trouvant des conditions de sécurité et de convenances mondaines. Ceci m’a enlevé toute estime, et j’en suis venu à reconnaître que l’amour passionné qu’elle disait et croyait peut-être avoir pour moi n’était qu’une simple fantaisie intellectuelle, une des expériences d’un esprit curieux, fantasque, hardi, que l’oisiveté, la richesse et l’éducation ont faussé et stérilisé. Depuis longtemps cette liaison est rompue, et je vis dans l’isolement d’une tristesse que rien ne peut consoler.

» En somme, cher ami, je ne crois plus au bonheur et je suis découragé de l’ambition. Cela signifie que je ne vois pas bien la raison d’être et l’intérêt de mon existence. Pour tout vous dire, puisque ceci doit être une confession entière, sans penser formellement au suicide, dont j’ai eu la joie de détourner Adrien, l’idée d’une maladie mortelle qui viendrait m’ôter le souci de penser à moi me sourirait agréablement. Il me reste pourtant le désir de guérir, puisque je vous consulte avec l’espérance que vous m’écrirez un bon avis.

» Une chose qui me tient à cœur est la crainte d’affliger davantage mes parents, dont j’ai si mal satisfait l’opinion, bonne ou mauvaise, et le plus vif plaisir que désormais je puis éprouver, ce serait de leur être agréable, utile. Mais je n’en vois pas le moyen sans m’abdiquer moi-même. Le pourrais-je ? C’est douteux. En tout cas, je ne le veux pas.

» C’est peut-être cette persistance d’instinct et de volonté qui seule me met à part de la foule. Je ne suis pas un phénomène, et ils sont nombreux, ceux que blesse comme moi le train des choses ; ils s’y plient seulement, en général, avec plus de facilité et de résignation. Mais comment se fait-il, me direz-vous, que le monde soit organisé au rebours du désir général, de l’honnêteté générale, de la morale prêchée de bonne foi depuis des siècles par la conscience humaine, de la morale officielle elle-même, hommage hypocrite rendu la vérité ? D’où vient cette double contradiction du fait et de la parole ? du fait et de l’idéal secret tout cœur honnête ? Y a-t-il vraiment une nécessité contraire à l’honneur ? Le croire serait abdiquer toute morale. Tel est pourtant l’athéisme du monde officiel et dévot. Je préfère l’autre.

» Ah ! mon ami, la religion de mes vingt ans ! quand je croyais avec tant de puissance à l’amour, à l’humanité ! Qui me la rendra ? Quand je me compare avec ce temps-là, je me sens mort. Alors je brûlais d’ardeur et