Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/288

Cette page n’a pas encore été corrigée

Les yeux de la jeune femme brillèrent de colère.

— Bien ! dit-elle ; qu’ils n’osent donc se plaindre des conséquences, car ils ont tout mérité. Mais véritablement ceux qui ont fait la loi étaient donc des gens insensibles à l’infamie, et ceux qui consentent à l’appliquer sont donc dépourvus de sens moral ?

— Hélas ! répondit-il, ce que la plupart des hommes appellent leur sens moral, n’est autre chose que les habitudes de leur cerveau.

Marie fit un geste de mépris ; mais en même temps, comme si elle eût voulu confirmer immédiatement l’aphorisme qu’il venait d’émettre :

— Enfin, dit-elle, qu’on s’enrichisse par des moyens honnêtes, comme mon père, par exemple, fort bien ; mais des moyens frauduleux, des ruses, des fourberies calculées, cela est intolérable, et je ne puis, moi, partager cette infamie.

Roger se lut, respectant son ignorance. Elle poursuivit :

— Que me reste-t-il donc ? Ni l’amour ni l’honneur, ni bonheur ni orgueil ! De quoi nourrir ma vie désormais ? Et je n’ai que vingt ans ! Et je ne vois d’autre refuge que la mort !

Elle se renversa la tête, et son regard, avant de s’adresser au ciel, passa sur Roger, avec l’expression déchirante d’un être qui se voit perdu et crie au secours, et, dans ce mouvement, de ses cheveux d’or, secoues dans un rayon de soleil, il sembla jaillir des étincelles. Roger lui saisit les mains :

— Taisez-vous ! ne soyez pas si cruelle !

— Cruelle ! moi !… Comment ?

— Parce que c’est une douleur, un sacrilége à faire maudire la vie que de vous entendre, vous si jeune, si belle, si vivante, parler de désespoir et de mort !

Il était vivement ému. Cependant le désespoir qu’il cherchait à consoler n’avait sans doute rien d’incurable ; car, si Marie n’eût penché la tête, il eût pu voir une lueur de joie et de triomphe éclairer son visage. Comme, à lui serrer ainsi les mains, il la rapprochait de lui, elle parut chanceler et s’appuya sur l’épaule du jeune homme.

— Ah ! Roger, Roger ! Alors dites-moi, si vous le savez, où peuvent encore être pour moi de bonheur, la vie ?

Il frémit et ne répondit pas. Marie se redressa un peu pâle.

— Vous ne le savez pas ? dit-elle amèrement ; vous ne le savez pas ?

Et elle s’éloigna brusquement.

Dans cette marche un peu vagabonde, que dirigeait le caprice des pas de la jeune femme, ils étaient arrivés à un rond-point mystérieux, que décorait la statue d’un enfant ailé, posée sur une sorte d’autel quadrangulaire, orné de bas-reliefs. L’enfant avait le carquois traditionnel, mais non le bandeau ; sa pose était victorieuse, son air à la fois dominateur et rusé, et sur le socle se lisaient ces vers de Voltaire :

Qui que tu sois, voici ton maître, etc.

Marie alla s’appuyer sur l’autel, voilant à demi des plis de sa robe le bas-relief qui représentait Hercule aux pieds d’Omphale ; elle posa sa tête dans ses mains, et bientôt des larmes coulèrent entre ses doigts.

— Marie ! chère Marie ! s’écria Roger.

L’enfant de pierre les regardait de son air de triomphe moqueur. La jeune femme releva la tête en découvrant son visage couvert de pleurs, elle regarda la statue et l’inscription. Avec un amer sourire :

— Oui, le maître de la vie ! Mais que c’est ridicule de le faire enfant ! L’amour, de notre temps, a grandi ; c’est plus que jamais un dieu, mais un dieu sévère, qui veut des sacrifices, n’est-ce pas, Roger ? Et ceux qui n’ont pas su lui en faire à temps sont maudits ?

Il hésitait à répondre ; elle reprit :

— L’amour ! Eh bien ! oui, je n’ai pas plus le courage d’accepter une vie sans amour qu’une terre sans soleil. Pourquoi, comment, ai-je pu croire qu’il me serait possible d’être heureuse avec cet homme ? je n’en sais plus rien. Il y a des aveuglements passagers, après lesquels on se retrouve face à face avec l’abime. À présent, je recule d’épouvante et d’horreur, à l’aspect de ce désert de glace. Vous avez lu Jean-Paul et son effrayant désespoir quand, après avoir exploré le monde, il n’y trouve pas Dieu. J’éprouve cette même impression cent fois jour, et la nuit, au réveil, seule, dans les ténèbres, quand, regardant ma vie, je n’y vois l’amour. De vivrai-je ? Comme tant d’autres, j’ai essayé de la vanité. Je me suis amusée, tout l’automne dernier, cet hiver encore, aux folies des femmes à la mode. J’ai eu l’honneur d’être sans rivale plusieurs fois pour le bon goût ou peut-être l’étrangeté de ma toilette. Cela ne pas été du cœur l’horrible vide, et déjà ces niaiseries m’excèdent. J’ai essayé dernièrement de lire et d’étendre mon esprit ; mais j’ai senti que pour trouver de la joie à s’embellir soi-même, il fallait avoir en vue la joie d’un autre, aimer, être aimée. L’amour enfant, il ne manque pas dans le monde ; il est partout autour des femmes, rieur, jaseur, galant, indiscret. Mais celui-là, je le méprise. L’amour que je comprends, c’est celui qui remplit la vie, c’est la passion qui anime deux cœurs du même souffle, le dieu qui éclaire et réchauffe le monde… Malgré moi, je l’implore, ne pouvant vivre sans lui… Je préférerais la mort à l’horrible douleur que j’éprouve quand à cet appel répond seul un froid silence, et que je puis croire, comme Jean-Paul, que mon Dieu est mort.

Depuis longtemps, elle avait quitté le rond-point du petit Amour, et parlait ainsi en marchant rapidement, d’un pas fébrile. Roger la suivait, l’écoutait, sans chercher à l’arrêter, sans songer à ne pas la suivre. La fièvre qui brillait dans les yeux de Marie semblait le brûler aussi. Quand elle cessa de parler, il dit seulement :

— Vous aimerez ! Et comment ne seriez-vous pas aimée ?

— Le croyez-vous ? dit-elle vivement. Est-il bien vrai que vous le croyiez, Roger ?

— Oh ! oui, répondit il.

Le soleil s’était couché ; il faisait un calme délicieux. Ils se trouvèrent bientôt aux limites du parc, en face d’un pré entouré de bois et déjà couvert d’ombre. Sans s’arrêter, Marie passa la barrière.

— Où allez-vous ? demanda Roger.

— Je ne sais pas

Il prit le bras de la jeune femme, le mit sous le sien, et ils suivirent le sentier, saisissant au passage les fleurs qui le bordaient. Au bout du sentier, c’était la garenne : ils y entrèrent ; il faisait déjà nuit sous ces arbres. Au bout de quelques pas, Marie s’arrêta.

— Qu’avez-vous ? lui dit Roger.

— Comme il fait sombre !

— Avez-vous peur ? lui demanda-t-il d’une voix qui voulait être railleuse, mais qui tremblait.

— Peur ! avec vous ? Oh ! non, jamais.

En même temps, elle s’avança, l’entraînant. Ils marchaient dans ces ténèbres pleines de bruissements indécis, de frôlements d’ailes, de baisers de l’air et des feuilles, de chuchottements doux ; sur son bras nu, Marie sentait battre le cœur du jeune homme.

— Roger, murmura t-elle d’une voix harmonieuse ; oh ! Roger, pardonnez-moi.

— Pourquoi ? demanda-t-il avec trouble et d’une voix rauque.

— Parce que le malheur dont j’ose me plaindre, je l’ai mérité. C’est moi seule qui ai perdu ma vie. J’étais… alors j’étais un enfant ; car il y a des années qui sont des jours et des jours qui valent des années. Je connais maintenant la vie ; alors je la rêvais. D’instinct, j’étais