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— Laisse-moi ?

— Tu me repousses, toi, Régine ? Oh ! tu ne m’aimes pas comme je l’aime !

— Je ne t’aime pas !

Alors elle fondit en larmes.

— Oh ! Roger, vois là-bas, le ciel blanchit ; ne troublons pas ces derniers instants ! Je t’aime de toute mon âme, tu le sais, tu le sais ! Notre sort, quel qu’il soit, sera le même ; seulement, je t’en prie, gardons notre force et notre raison.

— La raison ! dit-il avec mépris ; l’amour est la raison suprême, tu ne le sais pas ? Je te l’ai dit : si nous sommes l’un à l’autre, et nous le sommes, il n’y a point de lieu ni d’heure, c’est toujours ! Ah ! si tu m’aimais comme je l’aime, la vie, le bonheur tout entier seraient à nous dès ce soir, et plus rien au monde ne pourrait nous séparer ! Oh ! Régine ! Régine ! par pitié ! aime-moi autant que je t’aime !…

À demi-prosterné devant elle, il l’entraînait, l’emportait presque dans ses bras.

— Roger, lui dit-elle, en effet, je suis toujours à toi ; nous ne pouvons nous séparer, même en pensée, et c’est pour nous deux, cher maître de notre destin), que je te supplie. Ce n’est pas une heure de faiblesse qui doit décider de notre avenir. Pouvons-nous être unis ? Tu le sais trop bien, hélas ! non, pas encore. Alors pourquoi ruser avec la force des choses, nous cacher, rougir, avoir un jour peut être à implorer l’indulgence et l’appui de ceux qui vous persécutent ? Si j’étais ce soir la femme, je voudrais te suivre demain ; et toi, pourrais-tu me quitter ? Mais où est le lieu qui nous recevrait ? Quelle indépendance avons-nous acquise ? Je puis prête, si tu le veux, au plus dur travail ; mais ce travail même le trouverions-nous ? Je l’aime plus que ma vie, mais c’est pour notre dignité que je t’implore. Soyons fiers ! soyons forts ! C’est notre honneur et notre salut !

Il tomba à ses pieds en sanglottant, l’adora comme un être supérieur, délira d’enthousiasme après avoir déliré d’amour, et, sur mille nouveaux serments, baisers, espoirs et promesses, ils se quittèrent aux premières lueurs de l’aube, ivres d’amour et dévorés de tristesse.


XVI

LES EXPÉRIENCES D’UNE FEMME OISIVE.

Le plan d’Adrien Lacombe s’était accompli. Au second étage d’une maison de la rue de Beaune, on pouvait lire, sur le même palier, ces deux inscriptions Agence d’affaires : M. Adrien Lacombe, — celle-ci écrite en pleine porte et en plein œuvre, et l’autre, minuscules, sous la sonnette d’en face : Me Cardonnel, avocat.

La foule n’encombrait pas l’escalier, on pouvait se mouvoir entre les deux portes ; néanmoins nos deux amis avaient fait quelques affaires, grâce, il faut le dire, à l’activité remuante d’Adrien. Avec une audace de joueur, il avait couvert d’affiches les murs et les journaux ; avec une effronterie dont il se moquait lui-même, il parlait hautement de ses relations étendues, des moyens d’information dont il disposait, de sa grande capacité en affaires et de celle de son ami.

Depuis six mois que durait leur association. Adrien Lacombe avait acheté pour des clients cinq ou six maisons de campagne, opéré des placements, et renvoyé à Roger plusieurs affaires litigieuses. Roger avait enfin abordé la barre et plaidé, non sans succès. Les gens entendus avaient été frappés de sa logique sobre et concluante, des arguments simples et nouveaux qu’il faisait valoir. D’autres, il est vrai, le public en général, l’avaient trouvé d’une indigence ridicule en fait de phrases à effet, et complétement dépourvu de la grande éloquence des tirades sonores, et, comme il plaidait court et serré, certains clients avaient jugé n’en avoir pas assez pour leur argent.

— Tâchez d’être un peu plus charlatan, mon cher, disait Adrien ; dans la foule, il n’y a pas d’autre moyen de se faire entendre que de crier très-fort. Grâce à une centralisation effrénée, la société est devenue un tohu-bohu où l’on marche à l’aveuglette. Illuminez, criez, vous attirez du monde. Sinon, personne. Pas de délicatesse ou vous êtes perdu. Faites la réclame pour le bon motif, comme d’autres la font pour le vol. Au temps où nous sommes, il n’y a pas d’autres moyens d’arriver.

Roger recevait ces conseils en souriant et n’en tenait compte. Deux impressions le dominaient à ce sujet : d’abord les répugnances originelles, instinctives, de sa nature droite et délicate ; une modestie, assez aristocratique au fond, qui attendait l’hommage sans vouloir le demander ; puis le secret espoir de vaincre malgré tout ! par la seule force de sa capacité, de sa vraie valeur. Il ne pouvait se résoudre à réussir par des moyens qui l’eussent diminué à ses propres yeux, et se flattait de l’emporter doublement par un succès pur de toute fraude, complet de noble orgueil.

Il n’y avait à ce sujet qu’une seule objection à lui faire, et son père seul en avait le droit : c’est qu’il ne faisait pas ses frais à Paris.

Cependant il avait satisfait ses conseillers sur un point : il allait dans le monde. Presque toutes ses soirées étaient prises, et il dépensait en gants, en cravates et en voitures, avec les billets de concert et de loterie, la moitié de son budget. Mais jusque-là, cette mise de fonds ne lui avait point rapporté de causes. Il est vrai qu’il ne flattait personne et ne s’était fait le d’aucune coterie. On le trouvait aimable et on le voyait avec plaisir. C’était tout. Le plus souvent, d’ailleurs, il se perdait dans la foule, abandonnant la parole à ceux qui la disputaient.

Par suite de la rupture de Roger avec la compagnie des mines de l’Est, ses rapports avec les Jacot étaient devenus froids et rares. Cela s’était fait sentir même vis-à-vis de la famille Cardonnel, et, pendant l’été précédent, madame Cardonnel et Émilie n’avaient pas été peu froissées de l’indifférence dont elles avaient été l’objet de la part des châtelaines de Bruneray, d’une seule visite faite à grand’peine, et du luxe insolent déployé par madame Trentin du Vallon, qui maintenant, au milieu de certaines baronnes parisiennes et d’une volée de jeunes boulevardiers, semblaient avoir complétement oublié son amitié, si démonstrative quelques mois auparavant, pour Émilie. C’était donc fort rarement, et suivant les recommandations de son père et de sa mère, pour ne pas rompre avec des voisins puissants, que Roger se présentait chez les Jacot ; il n’y était allé que deux ou trois fois dans tout l’hiver. À sa dernière visite, il avait rencontré Marie chez sa mère ; elle était visiblement attristée, mélancolique, mais pour cela non moins affable ; car, se souvenant tout à coup de leur ancienne amitié, elle s’était inquiétée de la position de Roger, l’avait forcé de parler de lui-même, et plus d’une fois avait attaché sur lui des regards langoureux et tristes, comme si elle eût eu des confidences à lui faire ou le besoin d’être plainte par lui.

Un soir du printemps de 1864, que Roger allait quitter son cabinet, où, comme il arrivait le plus souvent, il se trouvait seul, on sonna. Il alla ouvrir lui-même, n’ayant plus à cette heure le valet en livrée dont, par un mécanisme ingénieux de sonnettes, d’heures différentes et de combinaisons improvisées, il partageait la possession avec Adrien Lacombe. En face de lui, il vit une femme ou plutôt un amoncellement de soie et de dentelles, où tout d’abord il ne reconnut rien. Saluant,