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terroger sur le mouvement démocratique à Paris, qui venait de se réveiller, pour la première fois depuis l’Empire aux élections de cette année, — car monsieur Grudat passait pour républicain, et ce n’était pas la moindre de ses étrangetés aux yeux des habitants de Bruneray, ni la moindre cause de l’horreur qu’éprouvait pour lui madame Carron, — En effet, l’entretien s’engagea sur ce sujet ; mais il était visible que monsieur Grudat suait sang et eau pour arriver à autre chose. Il dit enfin :

— Moi, je ne reconnais pas l’autorité des parents sur leurs enfants en matière de sentiments, monsieur Roger, surtout à un certain âge.

Le jeune homme eut une idée bizarre :

— Il veut peut-être que je l’aide à enlever mademoiselle Carron, se dit-il. Ma foi, pourquoi pas ?

— Je suis complément de votre avis, répondit-il. En fait de sentiment, nul n’a le droit de décider pour d’autres, et il est triste que nos mœurs soient encore sous ce rapport en arrière des lois.

— Je suis moi-même un cruel exemple des abus de cette autorité, vous le savez, reprit monsieur Grudat. Par le fait, comme en droit, nous serions libres de nous unir, mademoiselle Carron et moi (il rougit en prononçant ce nom) ; mais elle ne veut pas désoler sa mère, et je respecte ses scrupules, bien qu’ils nous rendent malheureux. Cependant nous nous voyons un peu tous les jours ; c’est au moins cela. Je vous dirai même, à vous seul, — car je ne parle jamais de ces choses à personne ici, — que nous pouvons de temps en temps nous écrire. Et maintenant j’ai entendu dire… je ne sais pas s’il est vrai… que… que…

— Parlez, monsieur, dit Roger, et, si c’est un secret. que vous ayiez besoin de me confier, soyez sûr de ma discrétion.

— Oui, l’on m’a dit que vous étiez malheureux aussi… dit rapidement monsieur Grudat en baissant les yeux. Pardonnez-moi de me mêler… d’une chose que vous ne m’avez pas confiée, mais votre situation m’a fait beaucoup de peine. À votre âge, moi, j’ai tant souffert avec la résignation forcée qui est venue alors… et comme je pourrais vous aider, si vous vouliez…

Roger eut en effet un moment de confusion. Il ne croyait pas son secret devenu à ce point un bruit de ville. Mais, devant le trouble et la timidité de monsieur Grudat, ne pouvant douter de sa délicatesse, il répondit :

— J’ignorais que mes sentiments fussent aussi connus, monsieur ; mais ce n’est pas vis-à-vis de vous que je le regrette. Vous êtes l’homme le plus apte à les comprendre.

— Oui, d’autant mieux que j’ai souvent admiré combien mademoiselle Renaud paraît bonne et intelligente ; je sais que Julie aime beaucoup à causer avec elle, quand elle va acheter, et moi-même je lui ai souvent parlé. Eh bien, monsieur Roger, voilà ce que je voulais vous dire : j’ai un ami intime à Biesles, un honnête homme, un père de famille qui déteste le despotisme partout. Il voit la tante de mademoiselle Régine, et, si voulez écrire, je n’ai qu’à lui demander de remettre vos lettres, il le fera.

Roger saisit la main de monsieur Grudat et la serra chaudement. Ce qu’il désirait si ardemment sans moyen de l’obtenir, pouvoir communiquer avec Régine, il l’avait donc enfin, grâce à la bonté de cet homme qui la veille lui était étranger, mais qui, de son propre mouvement, par la similitude de leurs situations, venait de se faire son ami.

Il combla monsieur Grudat de remerciements, et retourna chez lui pour écrire à Régine, le cœur tout ému de reconnaissance et tourmenté d’un remords ; car il s’était associé quelquefois sottes plaisanterie faisait dans Bruneray sur les vieilles amours de monsieur Grudat et de mademoiselle Carron, dans ces réunions d’oisifs à tête vide, dont la médisance et le préjugé font tous les frais. Un instant, la comparaison établie par mademoiselle Carron entre leurs amours le fit frémir. Vieilleraient-ils donc ainsi ?… Mais il se dit :

— Non, Régine, elle, n’est pas dévote ; elle n’a pas le caractère timide et passif de mademoiselle Carron, et, sûre de son droit, elle l’imposera à sa famille, comme je ferai moi-même.

Il se mit donc à écrire avec une abondance qui caractérise les amoureux ; il peignit en traits de feu l’âpreté de la déception qu’il avait eu à son arrivée, et, alléguant l’impossibilité, — elle existait certainement à ses yeux, de passer les vacances à quelques lieues d’elle sans la voir, il lui demandait une entrevue. Puis il porta la lettre chez monsieur Grudat, qui la mit sous nouvelle enveloppe à l’adresse de son ami.

Le soir même, à table :

— Tu vas chez monsieur Grudat ? dit à Roger monsieur Cardonnel.

— Oui, je l’ai rencontré sur la promenade ; nous avons causé politique, et il m’a engagé à voir son jardin.

Monsieur Grudat, horticulteur passionné, avait le plus beau jardin de Bruneray.

— Eh bien, tu n’y vas pas mal dans les nouvelles connaissances. Il paraît que tu y es entré deux fois aujourd’hui.

— Ah çà ! il y a donc une police vénitienne à Bruneray ?

— Dame, on a trouvé cela extraordinaire, deux visites en un jour.

— Et puis, Roger, vois-tu, dit madame Cardonnel, monsieur Grudat n’est pas un homme à voir. D’abord il n’est pas de la société ; puis c’est un homme bizarre et de mauvais principes, un républicain.

— Je suis républicain aussi, dit Roger.

— Tais-toi donc ! Ce n’est possible ! Quelle horreur !

— Mais si, je t’assure, depuis que j’ai passé dans les préfectures et dans les banques…

— Tais-toi, malheureux enfant ! Tu veux donc absolument que je désespère de ton avenir ?

Elle s’enflamma là-dessus, déclara que Roger le faisait exprès ; qu’avec les plus belles dispositions du monde, il ne parviendrait jamais à rien ; que les gens sages prenaient le monde comme il est, et que la preuve que Roger y mettait de la mauvaise volonté, c’est qu’il fuyait les amitiés honorables et utiles et n’en cherchait que de méprisables.

— Un Grudat ! qu’est-ce qui voit un Grudat ? je vous le demande. Un fils de bourrelier ! un original ! un irrégulier ! un homme ridicule ! et qui ne fait rien comme les autres ! un garçon qu’on a vu tout petit barbotter dans le ruisseau avec la canaille de l’endroit, et dont la mère portait la cornette et le père le tablier de cuir ! Comme si cela pouvait se permettre d’avoir des opinions à soi !…

Pauvre madame Cardonnel ! Elle ne connaissait pas le plus gros des crimes de monsieur Grudat, et elle ne vit pas, quelques jours après, son fils, enfermé dans sa chambre, lire et, fou de joie, couvrir de baisers la lettre chérie qui répondait à la sienne, en consentant à l’entrevue demandée.

« La maison de ma tante est à vingt minutes de Biesles. » — Suivait une description minutieuse de la maison et du chemin qui y conduisait. — « Prends une chambre dans l’un des hôtels de Biesles et sors vers onze heures. Tu me trouveras dans l’enclos qui fait suite au jardin, et où tu peux entrer aisément du chemin par la haie. S’il fait clair de lune, comme je crois, dirige-toi vers l’angle au fond, à droite, où sont de grands pommiers à l’ombre épaisse… Te voir ! ô mon Roger ! te revoir enfin ! Et tu me demandes et tu me supplies, quand je suis folle d’y songer ! Oui, je sais, je me rappelle que je fais là une chose qui serait sévèrement jugée, et tout ce qu’on fait peut se découvrir… Mais je ne puis pas même fixer ma pensée sur ce point-là. Je ne pense qu’au besoin infini que j’ai de te voir et de satisfaire