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« Après ce que tu m’as dit, je me demande comment tu peux hésiter encore. Mon ami, il n’est pas une seule des raisons que te donne monsieur Juin pour justifier ses actes, qui ne servirait aussi bien à la justification d’une bande de brigands, voulant établir ses droits à piller et rançonner un pays. Si le privilége était la loi de nature, si le grand nombre devait être éternellement la proie d’une minorite hardie et rusée, pourquoi pas Mandrin aussi bien qu’un autre ? Je souffre avec toi, tu le penses, de voir ta position sans cesse remise en question, et notre avenir ainsi retardé ; mais il m’est encore plus pénible de te savoir associé à des choses odieuses, et j’espère que la prochaine lettre me dira : Je pars.

» Et puis, que vas-tu faire ? Et quand pourrons-nous être réunis ? Je me fatigue la tête à chercher dans les professions libérales celle qui te conviendrait le mieux, et je ne trouve que médecin ou professeur. Je les aimerais parce qu’elles sont utiles ; mais il paraît qu’aucune profession n’est moins libre et plus ingrate au temps où nous sommes l’enseignement. Puis, ce sont des vocations précises, et tu n’as sans doute ni l’une ni l’autre, puisque tu n’y as pas songé. Enfin ce serait trop long, plus long que toute autre chose. Mais je ne vois rien en dehors qui me plaise au cœur et à la conscience, et me donne l’espoir de ta prompte indépendance, qui peut seule nous réunir.

» Tu ne sais pas ce que je pense bien souvent ? — Oui ; car, depuis que j’ai cette idée, j’y reviens sans cesse. Quand tu es parti, je disais, avec toi, avec d’autres, que je serais bien heureuse et fière quand tu reviendrais, honoré d’un poste éminent, riche de beaux appointements, et que, du haut’de cette autorité acquise par toi, tu prendrais par la main ton humble Régine en disant : Voilà ma femme, la seule que je puisse aimer ! Ce serait beau sans doute ; mais que cet orgueil est peu de chose en comparaison du bonheur d’être ensemble et de s’aimer ! Combien d’années ce plan doit-il nous séparer, et pour n’être jamais réalisé peut-être ? Ce que tu as vu déjà du monde et du peu d’honnêteté des gens qui ont pouvoir et succès me fait peur. Il me semble que tu devras trouver un peu partout la même chose, que partout on t’imposera des conditions que tu ne pourras accepter. Alors je regarde autour de nous : tant de gens se contentent à moins ! Quand je suis à la Bauderie avec Lucette, et que je vois la campagne si belle et si riche, donner à ceux qui la cultivent en la possédant toujours plus que le nécessaire, je ne puis m’empêcher de soupirer et de me dire : Oh ! sans l’ambition, comme on serait heureux !

» Alors je m’imagine te voir en fermier, propre et même élégant comme Joseph, qui devient de plus en plus un garçon remarquable d’intelligence et de bonté. Moi, je suis fermière et… Oh ! quand je reste un peu longtemps dans ce rêve, j’en sors les yeux pleins de larmes. C’est si doux, si beau !

» Lucette, elle aussi, adore la campagne, et, te le dirai-je ? il me semble que Joseph n’est pas étranger à ce goût-là. Je tremble d’y penser. Pour ma pauvre petite sœur, ce serait un tourment à l’inverse du nôtre, mais aboutissant aux mêmes chagrins. Dire que les sentiments vrais, ceux qui gouvernent la vie, sont ce qu’il y a de plus méprisé au monde, et qu’on leur accorde cent fois moins de droits qu’à la vanité !

» Je me permets de trouver notre bon ami le chevalier imprudent à cet égard, et pourtant je n’ai pas encore. osé lui en parler. Chaque fois que nous sommes à la Bauderie, et nous y allons très-souvent maintenant, car nous prenons de plus en plus goût à cultiver ce domaine, nos deux voisins viennent nous aider de leur expérience. Ce serait plaisir que de voir le bonheur qu’ont ces deux enfants à être ensemble, si… les parents étaient aussi raisonnables que les enfants. »

Plus loin, dans un autre paragraphe, Régine disait :

« Il n’est bruit ici que du mariage de ta sœur avec un prince ; monsieur Cardonnel nous l’a dit et en parle à tout le monde. J’en suis bien aise pour Émilie, si elle doit être heureuse ; mais je ne puis me défendre de l’égoïste pensée qu’un tel mariage, en exaltant l’orgueil de ton père et de ta mère, nous éloigne encore l’un de l’autre. Ils te voudront une princesse aussi. Ah ! pour la première fois, je regrette de ne pas l’être ! »

Ce fut le cœur serré, dans l’attente d’une surprise pénible de sa mère en le voyant, que Roger sonna rue de Turin. Mais l’accueil fut tout autre qu’il n’avait pensé. A peine madame Cardonnel eut-elle entrevue son fils qu’elle s’élança dans ses bras et, le serrant de toute sa force :

— Ah ! lui dit-elle en fondant en larmes, que tu as bien fait de venir !

Étonné, tout en rendant à sa mère ses caresses, il cherchait à comprendre, quand il aperçut, à l’autre bout du salon, Émilie couchée sur une chaise longue toute pâle.

— Ma sœur est malade ! s’écria-t-il.

— Crois-tu ? la pauvre enfant, un pareil coup ! Et madame Cardonnel, essuyant ses larmes, conduisit Roger près d’Émilie, qui, à la vue de son frère, avait caché son visage dans ses mains et sanglottait.

— Mais qu’y a-t-il, au nom de Dieu ? cria Roger. Vous me faites une peur ! Mon père !…

— Ton père est accablé comme nous…

Il respira.

— Mais comment ? n’as-tu pas reçu ma lettre ?

— En ! non, je ne sais rien ; dis vite.

— Mais alors, pourquoi es-tu venu ?

— Bon ! nous agiterons cela après. Dis-moi d’abord ce que tu m’as écrit.

Il s’assit près d’Émilie, l’embrassa, et se préparait à écouter sa mère quand elle lui fit un signe d’intelligence.

— Tu as besoin de te rafraîchir, mon enfant ; viens dans la salle à manger… Toi, reste tranquille, ma chérie ; nous allons rentrer tout à l’heure.

Ils passèrent dans la salle à manger, et, sans permettre à sa mère d’ouvrir le buffet, Roger la supplia de parler.

— Hélas ! mon fils, dit-elle, quand nous croyions être au comble des honneurs et de la fortune, nous n’étions que le jouet d’un misérable. Le prince était… ah ! c’est trop cruel à dire, un infâme escroc !

— Est-il possible ? balbutia Roger atterré.

— Ce n’est que trop vrai ; la chose est depuis hier dans les journaux, et peu s’en est fallu que le nom de ta sœur… On a mis ses initiales. Il devait épouser, dit-on, une jeune femme d’une grande beauté et d’un talent remarquable, d’une bonne famille de province. Tu connais la fierté d’Émilie ; juge si elle doit souffrir. Et elle aimait cet homme ! Ah ! malheureuse que je suis ! moi qui ai tout favorisé… Nous craignons, tu comprends, que sa réputation en souffre. On nous a vus partout ensemble. Nous avons reçu tant de compliments… que j’acceptais, et maintenant ma fille n’ose plus se montrer. Nous avons condamné notre porte ; on dit que nous sommes parties pour la campagne, et en effet, dès que ta sœur sera en état de supporter le voyage, nous partirons.

— Elle est si désolée, la pauvre enfant, poursuivit madame Cardonnel, ses nerfs sont dans un tel état, que le moindre mot renouvelle ses larmes. C’est pourquoi je n’ai pas voulu te raconter cela devant elle.

— Mais enfin, dit Roger, cela est inimaginable ! Un homme de ce rang a mille moyens de se procurer de l’argent, sans commettre des escroqueries. Il fait des dettes, cela revient au même, je l’avoue ; mais enfin les choses sont ainsi, qu’il n’en est pas déshonoré.