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mais déjà il n’était plus temps : elle allait rencontrer les arrivants dans le corridor. Ceux-ci n’étaient guère moins émus ; on fit de part et d’autre la meilleure contenance possible et, selon les prévisions de madame Cardonnel, on se tint d’un commun accord dans les généralités de la conversation, sans aborder, tant par timidité que par fierté de sentiment, le sujet qui remplissait tous les cœurs. Monsieur Cardonnel parla des grandes préoccupations qu’il avait eues pour assurer l’avenir de Roger, dont il annonça le prochain départ. Madame Cardonnel ajouta qu’elle et sa fille partaient également, et s’étendit sur l’embarras immense que les préparatifs lui avaient causé. Toutes ces nouvelles étaient déjà connues des Renaud, comme elles l’étaient de toute la ville ; ils n’en parurent pas moins les apprendre. En fait de procédés diplomatiques, une petite ville vaut une cour. Ou plaignit monsieur Cardonnel, et ici l’attendrissement commença ; mais il se contint encore. Enfin madame Cardonnel, se levant, s’approcha de madame Renaud pour l’embrasser. Cette fois, les larmes coulèrent des yeux de l’excellente femme et gagnèrent tout le monde.

— Ma chère voisine, dit madame Cardonnel d’une voix étouffée, il y a eu des malentendus entre nous, oubliez-les. La seule chose durable, ce doit être notre vieille et bonne amitié. Permettez-moi de vous recommander mon pauvre mari !

Il y eut explosion de soupirs et de mouchoirs.

— Vous pouvez être tranquille ! gémit madame Renaud en tendant la main au notaire, qui remercia chaudement.

Émilie et Roger vinrent à leur tour embrasser madame Renaud, dont la générosité fit explosion.

— Vous ne partez pas ce soir, dit-elle ; nous vous reverrons.

— Oh ! nous ne partons que dans deux jours.

— Eh bien ? nous ne vous laisserons pas comme ça. Au revoir !

— Au revoir ! répéta monsieur Renaud avec force poignées de main.

De l’autre côté de la petite porte, madame Cardonnel s’essuya les yeux une dernière fois :

— Je vous le disais bien, tout est arrangé, sans explication désagréable, Ce sont deux bonnes gens ! Il n’y a que cette petite Régine : avez-vous remarqué ? Elle n’a pas desserré les dents. C’est fort niais, cela. Elle eût mieux fait de se tenir ainsi l’autre jour. Je ne sais pas ce qu’elle avait aujourd’hui, je l’ai trouvée presque laide. Eh bien ! mon ami, ajouta-t-elle en s’adressant à son mari, tu iras les voir souvent, n’est-ce pas, et tu t’adresseras à madame Renaud dans tous tes petits embarras ? Comme cela, je serai bien plus rassurée.

Avant le départ, en dépit de la surveillance dont ils étaient l’objet, Régine et Roger eurent une entrevue, la nuit, à l’abri des buis. Ils ne pouvaient affronter sans s’être revus cette séparation nouvelle, Roger était plein d’espoir et de fermeté, Régine mortellement triste. Elle sentait désormais que tout lui était ennemi, et plus que tout, ce monde inconnu où Roger allait s’enfoncer loin d’elle sans qu’elle pût l’y suivre du regard. Puis sa fierté souffrait d’être repoussée, et surtout de paraître un obstacle à l’avenir de son amant. À ses scrupules, Roger répondait :

— Tu es mon bonheur ! Qu’y a-t-il donc de meilleur, et de plus enviable que le bonheur ?

— Oui, dit-elle, et ce sera bien, tant qu’il en sera ainsi ; mais, si jamais cela cessait d’être ainsi, ne fût-ce qu’un instant, je veux le savoir ! j’en ai le droit, et c’est là le seul serment que je te demande.

Il l’écoutait à peine, exhalant, son cœur en protestations d’amour éternel ; mais elle insista, se fit comprendre, et exigea qu’il jurât de l’avenir si là-bas son amour subissait le moindre doute ou s’altérait sous l’influence d’autres sentiments. Il jura par obéissance et sans crainte, mais solennellement : puis ils s’embrassèrent longtemps, pour longtemps, et se quittèrent, éperdus d’amour et de chagrin.


VIII

LE GRAND FOYER.

Si malheureux que fût Roger de quitter Régine, un autre sentiment partageait son âme : Il abordait enfin l’espace libre où lui-même, de ses propres mains, il allait façonner sa vie ; il avait devant lui un monde à connaître et des biens à conquérir, indéterminés, mais qui ne lui en paraissaient que plus brillants, comme des yeux de femme derrière un voile. Toute l’ardeur de sa jeunesse et celle même de son amour, si intéressé dans la question, l’emportaient vers ce but ; toutes ces jeunes forces, prêtes à l’action, s’agitaient en lui et battaient de l’aile pour prendre l’essor.

Dès qu’il se fût arraché à la douceur passionnée des regards et des baisers de son amant, qu’il lui fut impossible de la revoir, il eût voulu dévorer l’espace et le temps. Le voyage lui parut d’une longueur insupportable. Tandis que près de lui sa mère et sa sœur ramenaient incessamment la conversation sur le sujet qui les possédait tous trois : Paris, ses promesses, l’avenir indécis, que chacune de leurs paroles et tous leurs projets, sérieux ou futiles, cherchaient à saisir, il se sentait pénétré d’une lourde impatience et de nouveaux aiguillons. Assis en face d’elles, il répondait à leurs rires par un vague sourire et restait silencieux.

Il n’allait pas seulement occuper une fonction, mais tenter une grande entreprise. Il y avait vingt-cinq ans que Roger entendait parler de son avenir, comme de la grande tâche de sa vie. Constamment entretenu dans l’aspiration d’une richesse et d’un éclat supérieur, il avait grandi, les yeux sur mirage, et croyait à sa réalité future. Bien plus, il s’y sentait engagé d’honneur, et s’il eût échoué, — ce qu’il n’admettait pas trop, — il se serait cru coupable envers ses parents, ses amis, et même envers tout Bruneray, plus qu’envers lui-même car les indifférents, aussi bien que les autres, l’avaient berce de ce refrain : « Quand vous vous serez fait une belle position… » Jusqu’aux plus humbles, qui, d’un air encore plus certain, plus admiratif, lui disaient : « Ah ! quand vous serez un grand monsieur, puissant, riche ! — C’est un enfant qui ira loin ! »

On ne consent pas facilement à frustrer de telles prédictions, et le bon Roger en eût réellement souffert ; peut-être même eût-il cru faire de la peine aux gens. Ce n’était pas un ambitieux de tempéramment, mais d’éducation, comme presque tous les fils de la bourgeoisie. Parvenir était la foi de son enfance et son mot d’ordre, de même que pour les fils des croisés : Dieu et le roy.

Tout ce qu’il avait d’idéalisme et d’inspirations personnelles jetait là-dessus ses élans et ses poëmes. Joint à son amour, c’était à ce moment-là une fièvre chaude, et jamais conquérant marchant à l’assaut du monde ne fut plus ému.

Conquête, en effet, est le mot de la situation, et si vrai, que l’usage en est devenu vulgaire ; tout bachelier marchant sur Paris est un Alexandre en route pour les Indes. Les études classiques ont eu du moins ce résultat d’avoir étendu la race des conquérants et multiplié les procédés de conquête ; elles ont perpétué dans nos idées et dans nos mœurs l’ère antique où nous vivons encore.

— Ah ! se disait Roger, être grand, posséder une chaire, une tribune, un peste élevé quelconque, d’où