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de sa création, la rhétorique ministérielle avait présentée comme devant être l’Arcadie de la justice et des gens de bien, et qui a reçu depuis la destination touchante de servir d’asile aux invalides et aux fruits secs. de la bourgeoisie. Ernest de Labroie était donc l’arbitre de la probité et des bonnes mœurs dans la petite ville dont son beau-père gouvernait la gare.

La France n’était pas suffisamment reconnaissante, je le veux bien ; mais enfin elle n’était pas non plus tout à fait ingrate, comme le prétendait Brafort, puisque ces deux hommes se trouvaient toujours en possession de fonctions publiques. Seulement, quel sort indigne, il est vrai, d’un de Labroie, et d’un homme qui avait-sauvé la France, pour un neuf-centième, avant Louis-Napoléon.

Les viveurs ne se corrigent pas. Monsieur de Labroie avait continué de désoler sa femme et sa famille. Conserver sa place lui importait peu ; il la méprisait trop pour cela. Il s’était fait détester de ses administrés ; mais en revanche, il était au mieux avec ses administrées. Très-aimable et très-serviable pour elles, c’était sur sa femme légitime, comme il est juste, que toute sa mauvaise humeur retombait. C’est lui qui accablait de reproches Maximilie ; car, tout seul, il se serait bien tiré d’affaire, ne fût-ce qu’en épousant une nouvelle dot ; mais avec un ménage… Il continuait de jouer, et, gagnant ou perdant avec une impassibilité apparente, il réservait de terribles scènes pour sa maison. La vie de Maximilie était un martyre, elle devint bientôt une honte.

À bout de patience et d’expédients, le baron, dont les grands sentiments et l’extrême délicatesse ne pouvaient se résigner aux vulgarités de la pauvreté, prit le parti de se faire entretenir par une vieille et riche coquette de la petite ville. Maximilie dut recevoir cette femme chez elle et vivre aussi de ses dons ; la mesure de son dégoût fut comblée.

Elle avait alors vingt-cinq à vingt-six ans. À cet âge, la résignation est encore inconnue, et puis se résigner à vivre de honte, à quel âge est-ce une vertu ?

Un jour, elle reçut de Paris une lettre dont la seule écriture la fit pâlir. L’ayant ouverte, elle lut :

« Une personne qui vous connaît quelque peu sort de chez moi. Est-il vrai que vous soyez la plus malheureuse des femmes ? Aucun de ceux qui vous entourent ne peut vous être un soutien. Vous étiez la sœur de Jean. Avez-vous besoin de moi ?

» Georges. »

Ah ! oui, cela était vrai : elle était la plus malheureuse des femmes, sans nul soutien ! Sa mère ne savait pas même adoucir ses peines ; son père, qui du reste détestait monsieur de Labroie, n’en conseillait pas moins à sa fille la résignation, première vertu des femmes. N’ayant d’ailleurs aucune influence sur son gendre, qui malgré tout, avec ses façons de gentilhomme, lui imposait toujours, il ne pouvait rien pour Maximilie. Oui, elle était bien seule, sa fille !… Quelles craintes lui inspirait l’avenir de cette enfant ! Oh ! jamais elle n’avait eu que deux cœurs à elle en ce monde ; l’un mort, l’autre dont elle était séparée à jamais, malgré elle et malgré lui, malgré l’amour, malgré la vérité même !

Ah ! si elle avait besoin de lui ! A-t-on besoin de la vie quand on se meurt ? A-t-on soif de noblesse et de sincérité quand la fange vous roule dans ses flots horribles ? Cette épreuve était trop forte. Elle hésita pour la forme, par une inconsciente hypocrisie d’habitude ; et puis, se disant que Georges serait trop blessé de son silence et qu’elle lui avait fait assez de mal, elle prit la plume, et, s’étant proposé d’abord de n’écrire que quelques lignes, emportée bientôt par le torrent de ses impressions, de ses douleurs, si longtemps inédites, elle remplit six pages de ses confidences désolées, à travers lesquelles perçait en chaque ligne le cri d’un regret désespéré. Et puis, elle demandait qu’on ne lui répondît pas.

Cette correspondance devint de plus en plus passionnée. Un nouvel amour, dont l’ancien n’était que l’aube, grandit avec une vigueur foudroyante sur tant de ruines, de souvenirs, de douleurs, de déceptions, d’élans contenus, amassés déjà dans ces jeunes cœurs. Georges eût respecté la femme heureuse ; mais c’était de toute son indignation en même temps que de sa tendresse qu’il sapait ce lien honteux et suppliait Maximilie de s’arracher à un sort infâme. Elle n’hésitait, ne pouvait hésiter que pour sa fille et pour ses parents ; mais Georges acceptait tout, l’enfant, dont c’était le salut moral peut-être ; il quittait la France, préparait tout pour une fuite lointaine.

Il venait d’accepter secrètement la direction d’une entreprise en Amérique, annonçait son départ pour la Russie, et restait caché dans Paris. Maximilie avait enfin consenti. Entre une vie pure, à leurs yeux du moins, et sa vie de honte ; entre le bonheur et le malheur, elle avait choisi ; le jour, l’heure étaient fixés. Mais, longtemps combattus, toutes les croyances, tous les scrupules à la fois vrais et faux, que lui avait inculqués son éducation se réveillèrent au dernier moment. Elle se demanda si elle avait le droit d’enlever une fille à son père, si misérable qu’il fût ; d’infliger à son père, à sa mère un si grand chagrin ; au nom de son enfant, une honte nouvelle. L’heure s’approchait. Elle perdit la tête. Sentant bien que si elle n’était retenue par aucune force, par une impossibilité matérielle, elle irait à Georges, qui l’attendait à quelques minutes de sa demeure, elle courut à la gare, prendre un billet pour Paris. Elle arriva en retard d’une demi-minute. On sait que les guichets ferment cinq minutes avant le départ du train ainsi le porte le règlement. La cinquante-neuvième seconde était écoulée, et Brafort posait la main sur la trappe, quand il vit sa fille qui accourait. Stricte et rigoureux comme toujours, il ne ferma pas moins et peut-être même un peu plus vite, car il aimait ces choses héroïques.

— Père, dit Maximilie en frappant au guichet, père !

Nulle réponse. Elle entra dans le cabinet du chef de gare.

— Père, un billet pour Paris, vite ! Je te prie.

— C’est trop tard.

— Mais tu peux bien, si tu veux…

— Bien sûr, dit un homme d’équipe qui se trouvait là, nous ne partons que dans cinq minutes.

Brafort lui lança un regard terrible.

— C’est ainsi que vous comprenez votre service, vous autres, misérables flatteurs et intrigants sans conscience. Apprenez que, quant à moi, aucune considération d’intérêt ni de famille ne peut me faire manquer au réglement !

Et il se dressait sur la pointe des pieds, et sa majesté semblait grandir avec lui. L’homme d’équipe sortit terrifié, sûr d’être disgracié ou peut-être renvoyé sous peu.

Et Maximilie répéta doucement, après son départ :

— Je t’en prie, c’est pressé… père…

— Je ne suis pas ici ton père ; je suis le chef de gare, et je ne fais de faveurs à personne. Cinq minutes avant le départ du train, la distribution cesse. Il n’y avait plus que quatre minutes et trente-cinq secondes quant tu es arrivée. Tant pis pour toi.

— Hélas ! murmura-t-elle, toute pâle et chancelante, c’est donc toi qui ne veux pas… père !… Ah !… tu regretteras…

Elle fondit en larmes.

Brafort haussa les épaules et tourna le dos en disant :

— Sur ma parole, les femmes sont folles !

Puis, faisant quelques pas dans son cabinet, il revint.