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commentaires envenimés, les motions des clubs ; quand, par la voix de Pierre Leroux, de Considérant, — de Proudhon, ô ciel ! — les détestables doctrines se produisaient à la tribune même de l’Assemblée ; quand Charles de Labroie, lui aussi représentant, venait à coudoyer son collégue, alors s’éveillait dans Brafort toute la gamme des sentiments qui vont de l’indignation à la haine, et qui parfois l’exaltaient jusqu’au transport. Il n’était pas le seul, comme on sait. Jamais convictions ne furent plus passionnées qu’à cette époque, parce qu’elles étaient tout particulièrement personnelles. Songez donc : Le communisme ! mais c’étaient la chair et le sang même de Brafort, sa vie et son âme, que le monstre s’apprêtait à dévorer. En d’autres termes, tous les soins, tous les désirs, toutes les joies dont s’était composée jusque-là cette existence, qui, de même que la plante croît en haut vers le soleil, avait gravité vers un seul but : le foyer de splendeur et de richesse qui flambe au sommet social. C’était sa fortune bâtie pierre à pierre, sa villa et la devise fière qui l’ornait, les merveilles enfantines de son pare, depuis la tour à créneaux jusqu’au cygne du lac, et la livrée de ses valets et leur obséquieuse humilité, et ses roasbeefs, et ses vins fins et ses sucreries, et son rôle d’amphitryon et sa royauté industrielle, et l’oisiveté dorée, et la beauté de sa fille et de sa femme, et non-seulement tout ce qui faisait son plaisir et son orgueil, mais ce qui le faisait lui-même, sa valeur, sa signification, sa propre personne enfin ! Question de vie et de mort !.


Nous n’avons pas ici à passer en revue tous les actes de Brafort. Ils furent sincères, comme une défense

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Brafort s’éleva par la colère jusqu’à l’intrépidité. Dans cette belle et mémorable séance du 23 juin, il parla plusieurs minutes sans préparation et sans embarras, dans toute la vigueur de sa passion. Il déclara qu’il voulait mourir pour la défense de l’ordre, de la propriété et de la famille ; il flétrit ces buveurs de sang, ces fauteurs de pillage, ces communistes infâmes, qui n’aspiraient qu’au vol, qu’à l’anarchie, qu’à l’incendie, cette écume de la société qui ne pouvait triompher que par la désorganisation sociale.

À ce moment, Charles de Labroie entrait à la Chambre, pâle d’une course à travers Paris ; il courut à la tribune, et, montant les marches, rencontra Brafort qui les descendait. Brafort était dans une disposition qui ne comportait plus rien de parlementaire. Il repoussa son collègue en s’écriant qu’il fallait expulser de la Chambre les mal pensants. Cet incident, couvert d’ailleurs par le tumulte, n’eut pas de suite. Moins logique et moins sincère que le député du Nord, la Chambre ne soutint pas la motion, mais elle étouffa de ses clameurs la voix du socialiste. Pourtant le soir, dans le bureau dont Brafort et lui faisaient partie, Charles de Labroie obtint un peu de silence de ses collègues enroués. En réponse à des cris de sang, il se leva, calme à force d’émotion, impassible à force de révolte :

« Messieurs, leur dit-il, le débat est à huis clos. À quoi bon dès lors ces indignations et ces cris ? Tous honnêtes, oui, messieurs, tous ! tous ! et tous désintéressés. Le salut de la patrie, la famille, la religion, le droit sacré de la propriété, les intérêts de la morale et de la vertu, une révolte sacrilége, des hordes barbares !… Tout cela est au Moniteur. Mais en ce moment vous êtes entre vous ; laissez-moi donc vous dire deux mots de vérité.

…… Vous commencez la guerre sociale. Eh bien ! prenez garde ! un abîme que rien ne comblera plus va se creuser entre le peuple et vous…… Votre règne va finir, vous allez avoir un maître. Un nom fatal à la liberté, mais fatal à la vôtre comme à celle du peuple, est déjà sur les lèvres de ce peuple que vous avez refusé d’éclairer et d’émanciper. Vous étiez, vous pouviez longtemps encore être chefs ; vous n’allez plus être que les cariatides du second palais impérial. Vous rugirez en vain alors, vous appellerez en vain à votre aide ce peuple que vous pouviez facilement satisfaire par des mesures progressives, salutaires à tous, mais qu’en ce moment vous désintéressez de la République. Ce peuple contemplera d’un œil satisfait votre défaite, et préfèrera se perdre avec vous plutôt que de vous défendre. Il serait temps encore… Une nuit du 4 août vous sauverait mieux qu’une nuit de massacre…

— Une nuit du 4 août n’a plus de raison d’être, s’écria Brafort. Il n’y a plus de priviléges, tous sont appelés…

— … Et peu sont élus, répondit Charles de Labroie. Et ceci, vous ne le voyez pas, est contraire au droit nouveau. Depuis la révolution de 89, il n’y a pas de droit où il n’y a pas d’égalité ; l’essence du droit est d’être commun, réalisable pour tous.

— Monsieur de Renoux, prenant la parole, dit en souriant :

— Mais c’est ainsi… en principe.

— Vous êtes trop intelligent, monsieur, répondit sévèrement Charles de Labroie, pour confondre les œuvres du hasard ou de la fraude avec celles de la justice.

— Ma foi ! reprit l’aimable homme d’État, la question est ardue, et plus d’un s’y embrouillera. Quelque bonne opinion que vous vouliez bien avoir de moi, je ne me sens pas de force à extirper de ce monde la fraude et le hasard, et bien d’autres choses encore. Et puis l’appétit vient en mangeant, et si l’on permet à votre peuple d’ouvrir les mâchoires, je sais bien qui, en fin de compte, il croquera. Quand on ne peut pas dénouer les nœuds, on les coupe ; quand on ne peut pas résoudre les questions, on les retarde. Après une bonne victoire, nous aurons la paix pour vingt ans… et, après vingt ans, le déluge, si nous ne pouvons recommencer.

En même temps, il sortit. Peu d’instants après, Charles de Labroie quitta les bureaux pour se rendre aux barricades, aux cris de Brafort, qui demandait son arrestation.

On le sait, le plan du général Cavaignac avait été de laisser l’insurrection s’étendre et se fortifier sans obstacle, afin de pouvoir mieux l’écraser toute entière. La moitié de Paris, toute la ville populaire, s’était couverte de barricades. Les chefs s’étaient improvisés……

Inquiet depuis quatre mois, de plus en plus agité, surexcité par les nouvelles, par l’inquiétude, par les cris des journaux, les emportements des siens, l’atmosphère sinistre et lourde qui enveloppait Paris, Brafort n’y tint plus. Après avoir, le 24, voté l’état de siége, il quitta l’Assemblée, prit son fusil et se joignit à un peloton de la garde nationale qui marchait vers la place du Panthéon, occupée par les insurgés, et l’un des centres principaux de l’insurrection.

Chemin faisant, Brafort éprouvait certainement ce malaise que ressent tout être vivant, à l’idée de la destruction ; mais sa colère n’en était que plus violente. Il grommelait mille terribles menaces, brandissait son sabre, rappelait tout haut qu’il avait été soldat et faisait dire autour de lui : « En voilà un de déterminé ! » Tous ces hommes d’ailleurs semblaient furieux. Les soldats furent plus humains, étant plus calmes.

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Ils arrivèrent ; le canon grondait, la rue Soufflot était pleine de fumée et d’odeur de poudre. Les boulets écornaient çà et là la façade du Panthéon, puis, frappant avec un retentissement effroyable les portes de bronze, ils les enfoncèrent ; et bientôt les insurgés, retranchées dans le monument, derrière les colonnes et jusque dans les étages supérieurs, durent l’évacuer. Alors les troupes se précipitèrent, enlevèrent les derniers postes et poursuivirent les fuyards. Un gros d’insurgés fut enveloppé :

— Pas de quartier ! cria-t-on.