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et pauvre à laquelle il aspirait, comme un exilé au retour de sa patrie, n’eût ressenti qu’enthousiasme et enivrement. Cette nature, bien d’autres que Brafort la trouveront folle et chimérique. Il en est de telles, cependant, rares, mais réelles, dont fut le Christ, dit-on, et qui, à notre époque tourmentée, d’une transformation plus radicale, plus profonde, sont plus complètes, parce qu’elles joignent à l’amour des humbles et des petits, la ferme revendication de leur droit.

Cette vie d’ailleurs, que Jean n’eût pas moins acceptée, si elle eût été solitaire et dépourvue de joies personnelles, la pensée de Baptistine l’illuminait pour lui. C’était comme ces lucarnes de pauvres demeures, que le soleil transforme en vitres d’or. Quand il voyait marcher dans sa mansarde future cette figure pure et charmante, il se jugeait cent fois trop riche et trop heureux. Il se sentait aimé. Toutefois, n’osant trop y croire, il frémissait d’espérance dans l’attente de la certitude. Il lui fallait s’expliquer avec elle avant son départ.

À l’atelier, c’était impossible ; il fallait donc l’aller voir chez elle, au risque des observations méchantes. Mais c’était la première visite et ce serait un adieu.

Ayant attendu l’heure à laquelle Baptistine devait être rentrée chez elle, Jean se dirigea vers la courée où elle habitait.

Ces courées sont des sortes de cités, contenant chacune quarante à cinquante logements, rangés autour d’une cour humide et souvent infecte. Jean se fit indiquer le numéro de Baptistine et entra. Des odeurs de guenilles et de bouillitures infâmes empestaient l’air, et les escaliers et les corridors étaient d’une malpropreté répugnante. Un de ces poëtes qui ne voient l’idéal que dans les fleurs, les parfums et le poli des surfaces eût pris la fuite ; mais Jean passait au milieu de ces choses, comme il l’avait fait ailleurs, au milieu des laideurs moins superficielles, tristement, et son idéal au cœur. Celle qu’il allait chercher dans ce bouge ne lui était ni moins chère ni moins sacrée, car il avait vu luire dans son regard le rayon incorruptible qui élève l’être au-dessus du sort. Il s’arrêta, le cœur tremblant, près de la porte, hésita quelque temps et frappa.

La porte s’ouvrit ; le joli visage de Baptistine parut, penché sur l’entre-bâillement, et soudain à peine se croisait le rayon de leurs regards, qu’elle se rejeta en arrière en poussant un léger cri.

— Ah ! c’est vous ?

Et la porte, qu’une main tremblante ne retenait plus, s’ouvrit toute seule sur ses gonds fléchis, et Baptistine demeura debout au milieu de la chambre, éperdue, tandis qu’il restait, lui, tout hésitant, sur le seuil.

Au milieu de la chambre est assez mal dire. Cette chambre n’était qu’une étroite cellule, dont un des côtés était occupé par un lit de sangle, l’autre par un petit buffet-armoire. La porte en s’ouvrant frôlait ces deux meubles, et il n’y avait passage entre eux que pour une seule personne jusqu’à la fenêtre, dont l’embrasure était occupée par une petite table. Une chaise à la tête du lit, au-dessous d’un miroir ; une autre au bout du buffet, sous une image de saint Jean-Baptiste ; c’était là tout, et Baptistine avait bien fait de se reculer, car Jean n’aurait pu entrer sans cela.

— Entrez ! lui dit-elle de sa voix douce, entrez monsieur Jean. Oh ! j’étais si loin de m’attendre à vous voir !

Et quand il eut refermé la porte, et qu’il se trouva engagé dans le passage entre l’armoire et le lit, elle avança un peu la chaise au-dessous de saint Jean-Baptiste, prit place elle-même sur la seconde, et ils se trouvèrent ainsi en face l’un de l’autre, tout proches, dans le plus étroit des tête-à-tête. Cette considération toutefois n’était plus rien dans le trouble de Baptistine, il ne s’y mêlait aucune inquiétude ; c’était le bonheur, un bonheur plein de ravissement, de timidité, mais ingénu, et que révélaient un regard brillant, un souffle précipité, des lèvres entr’ouvertes par un doux sourire.

Jean regardait cette logette si insuffisante, cette pauvreté propre et soignée, et se sentait profondément attendri. Jamais Baptistine ne lui avait paru si touchante. Ah ! combien il l’adorait mieux ainsi, dans cette petite robe d’indienne, sous ce bonnet coquet à force d’être simple, avec cette figure si belle, dont la jeune pâleur témoignait déjà d’un passé d’épreuves courageusement supportées ! Oui, mieux cent fois que s’il l’eût vue sous des vêtements de soie, dans cette arrogance de beauté, d’épanouissement, de bonheur de ces enfants gâtées, qui oublient si gracieusement le martyre de leurs humbles sœurs. Il gardait le silence, mais ses yeux parlaient ; ceux de Baptistine se baissèrent, et ils rougirent tous les deux.

Il fallait parler cependant, car Jean ne s’était muni d’aucun prétexte ; il est vrai que pour l’accueillir, Baptistine n’en avait point demandé. Mais il le voulait bien, parier, il lui fallait cette explication immédiate ; seulement la voix mourait dans sa gorge, au moment de prononcer les paroles qui allaient dévoiler son cœur. Il n’était pas seul à ressentir cette pudeur qui accompagne tout sentiment vrai… En face de lui, la pauvre enfant, elle aussi, frémissait du même émoi chaste et doux, et, oubliant tout le reste, se sentait vierge dans l’attente du premier aveu d’un premier amour.

— Je vais partir, dit-il avec effort, demain…

— Partir ! ô mon Dieu ! s’écria-t-elle… Mais vous reviendrez… n’est-ce pas ?…

Elle attacha sur lui ses deux grands yeux, pleins d’une expression anxieuse, et tendit instinctivement les mains comme pour le retenir. À ce mouvement, l’élan du jeune homme emporta sa timidité. Il saisit les deux mains de Baptistine, et se penchant ardemment vers elle :

— Oh oui, je reviendrai ; je reviendrai vous chercher, si vous m’aimez et si vous voulez être ma femme.

Elle jeta un cri sur ce mot, et devint tremblante et toute pâle ; ses mains échappèrent à celles de Jean et se joignirent, ses regards un moment semblèrent égarés.

— Votre femme ! dit-elle, moi ! votre femme !

— Ah ! s’écria-t-il, vous ne m’aimez pas ?

Elle ne lui jeta qu’un regard, mais si éloquent, si beau, qu’il n’eût pas besoin d’autre réponse.

— Eh bien ! dit-il, si vous m’aimiez…

— Ah ! soupira la pauvre fille, j’avais pensé quelquefois que vous m’aimiez, et j’en étais… trop heureuse ; mais, moi, devenir votre femme ? oh ! jamais ?

— Vous ne croyez donc pas sérieusement à mon amour ? Baptistine.

— Oh ! si ; mais… je ne pensais pas… j’étais heureuse, voilà tout. Je me disais : Je sais bien que c’est un rêve et que cela passera : mais j’avais peur de me réveiller. Oh ! Jean, vous si bon ! car aucun ne vous ressemble sur terre ! vous voulez bien m’aimer, vous !…

Il répondit par ces adorations passionnées où l’amour et le sentiment religieux se confondent. Elle écoutait avec une étrange expression de ravissement, de surprise et d’épouvante. Puis elle mit la main sur la bouche de Jean :

— De grâce, ne me parlez pas ainsi à moi ! à moi si… pauvre et… si malheureuse ! C’est moi qui voudrais me mettre à genoux devant vous et vous adorer ! Ah !… s’il m’était permis seulement de vous voir sans cesse et de vous servir !… Je n’ai pas rêvé d’autre bonheur.

— Et moi, s’écria-t-il, je vous en supplie, pas de ces humilités, Baptistine ! Sachez bien que votre pauvreté, vos vertus, vos souffrances, vous rendent mille fois plus chère et plus précieuse à mes yeux.

Elle frémit, baissa la tête, et puis elle passa les mains sur son front, devenu plus pâle encore.

— Oh ! oui, murmura-t-elle, il fallait se réveiller !

Et elle regarda Jean avec résolution, comme si elle allait parler ; mais, en rencontrant son regard chargé d’amour, le courage lui manqua.