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chimériques, insensées, et le rendre paresseux et insoumis. C’est par la même raison qu’il ne comprenait pas le droit politique associé à la misère, et en cela il avait raison beaucoup plus qu’il ne pensait.

En vain Jean s’efforça de lui faire comprendre non-seulement qu’on n’avait pas le droit de faire d’un homme un outil, mais que cet outil même gagne à être perfectionné ; que l’intelligence est toujours féconde, que l’esprit actif rend la main plus prompte, qu’élever l’ouvrier, c’est améliorer le travail.

Brafort haussa les épaules.

— Tout ça sont des idées.

Le mot idées commençait à devenir pour lui aussi inépuisable que celui de théories.

— Pour travailler, il faut y être forcé ; un homme instruit ne peut pas vouloir rester ouvrier. Or, tout le monde ne peut pourtant pas être avoué ou notaire. L’égalité est une chimère.

— C’est l’avenir de l’humanité, dit Jean, et il esquissa en quelques lignes de feu le monde de ses rêves.

— Ah ! ah ! ah ! disait en ricanant Brafort, pauvre fou ! Pauvre fou ! répétait-il paternellement en haussant les épaules.

Et il fit cette réflexion profonde :

— Mais, si nous étions tous égaux, on ne pourrait plus se distinguer. Une société ne peut vivre sans hommes supérieurs, son plus bel apanage.

Il parla longtemps, dans ce style, des devoirs réciproques du riche et du pauvre, du mécanisme intelligent, grâce auquel le luxe produit le travail, et de l’accord touchant de la bienfaisance et de l’indigence. Il débitait tout cela d’une voix tonnante et d’un visage enflammé ; tandis que Jean, pâle et contenu, l’écoutait en pressant de la main son front chargé de tristesse.

Il va sans dire qu’ils ne purent s’accorder et que Jean continua ses leçons.

Mais Brafort n’avait point oublié les inquiétudes que lui causait la raison de son neveu, et l’utilité de se lancer dans le monde pour réformer ses idées. Il avait agi dans ce sens, et un matin, après réception du courrier, il vint trouver Jean, une lettre à la main.

— Écoute, lui dit-il brusquement, le commerce n’allant plus, je ne puis continuer les améliorations que je voulais faire dans mon outillage. Tu ne m’es done plus utile, et, d’un autre côté, l’air des ateliers ne te vaut rien. Tu as besoin de te frotter à la vie, de te former au contact des gens capables, et de perdre ces idées fausses que n’ont point les gens du monde. J’ai écrit à monsieur Maxime de Renoux qu’il voulût bien s’occuper de te placer quelque part, et il me répond aujourd’hui même qu’il a besoin d’un secrétaire. Il te sait honnête, instruit ; il t’accepte, et j’en suis heureux pour toi. Entre ses mains…

— Il m’est impossible d’accepter, mon oncle.

— Impossible ! s’écria Brafort avec une surprise sous laquelle sourdait une colère, impossible ! et pourquoi, s’il vous plaît ? Ce n’est pas là, je le sais bien, une carrière déterminée ; mais ton diplôme peut attendre longtemps l’occasion de s’exercer, et chez Maxime, tu trouveras la source et l’occasion. D’abord tu pourrais y rencontrer un beau mariage, et puis, quand tu auras passé une année ou deux sous son égide, qu’il l’aura formé, il te procurera quelque poste avantageux. Vois-tu, il vaut mieux être fonctionnaire qu’ingénieur civil : c’est une position plus sûre et plus tranquille. On dépend de ses supérieurs, c’est vrai ; mais on commande au public ; et, pourvu que l’on soit bien avec ceux-là, on peut se moquer de l’autre : on est sûr d’avoir toujours raison, on est inviolable. Moi, si je n’étais pas fabricant, et si je n’espérais pas être député, je voudrais être fonctionnaire.

— Mais ce n’est pas mon avis, mon oncle. Vous voulez faire de moi un membre de la classe gouvernante et riche, je ne puis l’être. J’avais accepté avec joie d’employer à votre service l’instruction que vous m’avez procuré ; mais, si je ne vous suis plus utile, je reprends ma liberté.

— Votre liberté ! monsieur ; n’ai-je plus de droit sur vous ? Je vous ai élevé comme un père…

— Et je vous aiderais et vous défendrais comme un fils ; mais, en échange de vos soins, vous ne pouvez prétendre confisquer mon âme et ma vie.

— Confisquer ! monsieur, ce n’est pas moi qui songe à confisquer. Voilà bien l’effet de vos ignobles théories : des droits toujours des droits, et pas de devoirs. Ainsi vous croyez qu’après vous avoir fait ce que vous êtes, ce n’est pas à moi de diriger votre avenir ? Mais voilà ! maintenant que vous croyez n’avoir plus besoin de moi, vous me mettez de côté. Vous n’êtes qu’un serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ; j’ai voulu vous élever pour l’honneur et les bons principes, et vous me faites rougir de mes bienfaits. J’aurais mieux fait de vous laisser à la charité publique…

— Vous oubliez que vous m’avez enlevé à la tendresse d’un ami…

— D’un repris de justice, vous voulez dire.

— La colère vous rend insensé, monsieur ; je ne vous répondrai plus.

Et Jean, toujours contenu, mais tremblant d’indignation, voulut sortit. Brafort se jeta au-devant de lui.

— Vous ne sortirez pas, monsieur, de ce toit, où vous avez été abrité, choyé, nourri, et que vous voulez sans doute déshonorer, sans me dire où vous voulez aller et ce que vous pensez faire.

— Je me propose d’entrer comme dessinateur dans quelque atelier ; or, si, dans l’état actuel des affaires, je ne puis trouver cette place, j’aurai recours à Georges, qui m’occupera dans sa compagnie, ne fût-ce qu’en qualité d’homme d’équipe.

— Admirable ?… Après ?

— Après j’épouserai une ouvrière et je vivrai dans les rangs de mes frères du peuple, pour les instruire et pour souffrir avec eux.

— Et si je vous faisais enfermer aux Petites-Maisons ? s’écria ou plutôt rugit Brafort en se croisant les bras devant son neveu, et en te foudroyant du regard.

— Vous ne pourriez…

— Tu crois ! Eh bien ! moi, je te le déclare, malheureux ! j’y crois à la folie ! Et qui donc, sans être fou, peut refuser la fortune, la considération, les honneurs, le luxe, le bien-être, le pouvoir, tout ce qu’envient les hommes, pour choisir la dépendance et la pauvreté ? Mais tu ne vois, tu ne sens donc rien ? Tu es fou, te dis-je.

— Vous vous trompez, dit Jean tristement ; je suis plus ambitieux que vous, mais nous ne pouvons nous comprendre.

Et il sortit, laissant Brafort partagé entre la colère et un étonnement si profond, qu’il ne pouvait, aux questions de son intelligence en détresse, répondre que par cette phrase vingt fois répétée :

— Il est fou ! Ce misérable-là est absolument fou !

Jean ne pouvait, après une telle scène, rester dans la maison de son oncle. Il fit ses préparatifs de départ.

Dans cette maison luxueuse où nul ne songeait à lui procurer le plus grand des luxes, l’indépendance, il était si pauvre qu’il n’avait pas de quoi prendre le train pour Paris. Il se hâta d’écrire à Georges et à Charles de Labroie, et alla mettre sa montre en gage. Mais un soin plus cher le tourmentait. S’il devait laisser à R… l’espoir le plus doux de sa vie, l’être adoré sur lequel se concentraient tous les rêves, toutes les poésies, toutes les ardeurs de son âme, s’il lui fallait partir seul, au moins voulait-il emporter une promesse, laisser un serment avec son adieu. Sans le froissement douloureux qu’il éprouvait de sa rupture avec son oncle, Jean, à cette heure où se dénouaient les liens qui l’attachaient à la classe riche, et en se voyant au seuil de cette vie humble