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enthousiasme pieux. Il retournait à R… dès le lendemain pour y préparer son élection.

— À merveille ! lui dit Maxime. Beaucoup de représentants comme toi, mon cher, et la France est sauvée !

Avant de quitter Paris, toutefois, Brafort ne put s’empêcher de passer au greffe pour avoir des nouvelles du jeune voleur Jean-Baptiste Varol.

— Dix ans de réclusion, dit le greffier.

Un léger frémissement parcourut les nerfs de Brafort. Alléguant la jeunesse du coupable et le regret d’être cause… il déposa une somme pour le condamné.

— Oh ! vous êtes trop bon, monsieur, de le plaindre, dit le greffier ; c’est un franc vaurien. Ce n’est pas sa première sottise, et dans dix ans il sortira complétement gangrené. Ces enfants-là, ça naît pour le bagne.

Brafort baissa les yeux et prit congé du greffier, qui le reconduisit jusqu’à la dernière porte en le saluant profondément avec tout le respect dû à tant de philanthropie.



VIII

L’INFANTICIDE.

Pendant l’absence de Brafort et sous l’influence des événements, l’atelier aussi se trouvait révolutionné. Plus de cette discipline si correcte, de cet ordre si merveilleux, grâce auxquels, à la même seconde, tous les métiers se mettaient à battre semblaient battre tout seuls, tant le silence de toute voix humaine était profond, tant complète l’absence de tout mouvement spontané, individuel.

Maintenant des paroles s’échangeaient d’un métier à l’autre ; souvent se jetaient des cris, des paroles. Au bruit des machines, se joignaient des fredons patriotiques. On arrivait parfois de deux à trois minutes en retard et l’on refusait de payer l’amende ; on discutait les jugements des employés sur la valeur du travail. On s’assemblait dans un cabaret de la ville pour faire une pétition au gouvernement provisoire, demandant une augmentation de cinquante centimes par jour et la suppression des règlements arbitraires. On avait parlé de rosser le contremaître, et l’on parcourait les rues, le soir, en chantant la Marseillaise et les Girondins.

Brafort ne pouvait qu’être profondément révolté de tels scandales. Pendant les premiers jours, la peur avait comprimé chez lui l’indignation ; mais, au 10 mars, on commençait à être fort rassuré sur les intentions du gouvernement républicain ; la manifestation des bonnets à poil se préparait à Paris, et Brafort, depuis que Maxime lui avait montré la véritable situation, se sentait le maître comme auparavant. Il n’hésita donc pas, en face du désordre, à suivre l’inspiration de son caractère et à frapper un coup vigoureux.

On nota les mauvaises têtes et, à la fin de la semaine, on les congédia. C’était d’ailleurs nécessaire : l’atelier ne recevant plus de commandes, il fallut bien diminuer le travail. À la nouvelle de ce décret, Jean courut près de son oncle.

— Vous ôtez le pain à vingt familles ?

— Ça ne me regarde pas. Suis-je chargé de les nourrir ? Qu’ils cherchent d’autre travail.

— Vous savez bien qu’il n’y en a pas.

— J’en suis fâché, ce n’est pas mon affaire : je ne puis pas me ruiner pour ces gens-là.

— Ils vous ont bien enrichi ! s’écria Jean indigné.

— Monsieur, s’écria l’oncle en fureur, il y a longtemps que vos détestables doctrines me révoltent et me chagrinent : ayez au moins la pudeur de ne pas les afficher devant moi.

Les ouvriers chassés de chez Brafort, réunis à ceux d’autres manufactures également renvoyés, firent du bruit dans la ville, et l’agitation, se propageant dans les ateliers, s’y traduisit par des actes d’insubordination. Le lundi matin, Brafort parut sur le seuil de l’atelier principal, où en ce moment même quelques conversations avaient lieu. Il était droit, majestueux, superbe, et son intention était de paraître froid et calme comme le destin ; mais une émotion colérique empourprait sa face, et un léger tremblement réfrigéra l’assistance, les voix tombèrent aussitôt.

— Ouvriers ! s’écria Brafort, il se passe ici des faits regrettables. La discipline est ébranlée. Je ne le souffrirai pas. La République n’est pas venue pour établir le désordre, mais pour confirmer chacun dans son devoir. Faites le vôtre ; je ferai le mien. Les temps sont difficiles, le crédit est ébranlé. Il serait peut-être plus prudent à moi de fermer mon atelier ; mais je prends ici votre intérêt en considération plus que le mien, et je veux bien continuer de produire, malgré réduction du marché. Mais j’exige en retour la soumission, l’ordre et la discipline, qui ont toujours régné ici, qui doivent y régner toujours, qui y régneront désormais, à moins que vous ne m’obligiez, par votre insubordination, à fermer sur-le-champ.

Il se tut un instant, promena sur ses humbles sujets un regard ferme, sur lequel tous les yeux se baissèrent, et reprit :

— Ce matin tout le monde, excepté Colin, Marchais et Baraud, est arrivé en retard de trois, quatre ou cinq minutes. Je félicite Colin, Marchais et Baraud de leur ponctualité. C’est en remplissant avant tout ses devoirs que l’ouvrier se rend digne de quelque amélioration à son sort. Tout le reste de l’atelier est soumis à l’amende de dix centimes pour cinq minutes de retard.

Il appuya de nouveau ces paroles d’un regard de maître et sortit.

Après son départ, il y eut bien quelques rumeurs, des murmures, mais les injonctions des employés en triomphèrent aussitôt ; chacun sentait que toute parole malsonnante serait punie d’un renvoi ; or, il fallait vivre, Brafort, triomphant, marchait cambré dans sa force.

— Il faut de la vigueur, disait-il à tous propos.

Ce petit succès lui persuada tout à fait qu’il devait avoir le talent inné de gouverner, que les hommes comme lui étaient nécessaires, et il s’occupa de préparer sa candidature en méditant sa profession de foi.

Il avait dominé ses ouvriers ; il voulut triompher aussi de son neveu, dont les déplorables principes lui semblaient une offense aux siens propres, et qui le gênait et le contrariait surtout par cet enseignement de chaque soir qu’il faisait aux ouvriers. Décidément Brafort avait eu grand tort de souffrir cela.

L’ébranlement de la révolution produisait dans la tête du manufacturier un mouvement qui lui éclaircissait bien des choses. Les faits désormais se classaient pour lui en deux sortes bien distinctes : ceux qui tendaient à conserver l’ordre, c’est-à-dire le statu quo, et ceux qui tentaient à le détruire. Les situations graves imposent leur logique à tous les esprits. Des choses qui jusque-là avaient paru à Brafort indifférentes ou de peu d’importance prirent à ses yeux le caractère générique qui les rangeait soit dans un camp, soit dans l’autre. Au premier rang des choses hostiles, était l’instruction du peuple.

Non pourtant, je vous assure, que Brafort se fût élevé à la hauteur de l’esprit politique résumé par cette formule : Abrutir pour régner. Non, il était trop honnête et trop convaincu pour cela ; il ne conspirait pas contre les droits du peuple ; le respect du droit fut toujours une de ses principales vertus. Il se disait que le peuple, étant né pour travailler, n’avait pas le temps d’étudier, et que cela ne pouvait que lui donner des idées au-dessus de sa condition, lui faire sentir davantage son malheureux sort, lui remplir la tête de prétentions