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tous ici présents, nous devons solliciter le mandat de représentant du peuple : il s’agit du salut de l’État.

— Le peuple a des préjugés contre nous, dit un vieux général connu par ses victoires à l’intérieur.

— Le peuple, mon cher général, quelque illustre que vous soyez, ne vous connaît pas ; le peuple des campagnes ne sait pas plus votre histoire qu’il ne sait le sienne.

— Mais les mauvais journaux…

— Il ne sait pas lire ou ne lit pas ; et puis le mot est trouvé, il fera fortune : républicain du lendemain. Vous l’êtes, nous le sommes tous. Donnez un peu, promettez beaucoup, faites des cadeaux aux églises, arrosez de libations l’autel populaire. Toute la bourgeoisie fonctionnaire et propriétaire sera pour vous. C’est une franc-maçonnerie instinctive ; on sent les barbares aux portes, et tout le monde courra au scrutin comme on court aux armes.

— Messieurs, dit quelqu’un, je sais de bonne source que trois membres de la famille Bonaparte vont se présenter aux élections.

Maxime fit entendre un hum ! plein de réticences et devint rêveur.

Un premier président prit la parole :

— N’oublions pas, messieurs, dit-il, un allié considérable et éminemment utile : les femmes sont aristocrates par éducation, et dévotes par habitude. Elles sont à nous, mais encore faudra-t-il rendre leur concours plus actif en le demandant.

— Messieurs, s’écria Maxime en sortant de sa rêverie, à la croisade ! à la croisade du savoir contre l’ignorance, de l’élégance contre la grossièreté, du beau contre le laid, du raffiné contre le vulgaire, des nobles loisirs contre le travail abrutissant de la civilisation ; en un mot contre la barbarie. Mais dans cette navigation nouvelle que nous allons entreprendre sur une mer nouvelle, voulez-vous me permettre de vous signaler un écueil que j’entrevois ?

On l’écouta…

— C’est celui qu’ont rencontré toutes les républiques fondées sur la souveraineté fictive d’un peuple imbécile et misérable : la dictature !

Il y eut un court silence.

— Ce serait une monarchie nouvelle, voilà tout, dit le général.

— Absolue ! reprit Maxime. Or, la glorieuse tradition de la bourgeoisie, depuis les parlements et 89, est d’abaisser la monarchie au profit de son propre règne. Ai-je besoin, messieurs, de vous rappeler cette adoration de la liberté.

— Bravo ! bravo ! murmura-t-on.

— Oui, oui, certainement !

— Pas de monarchie autre que constitutionnelle ! dirent quelques-uns.

— Ma foi ! dit le général avec un geste expressif, un commandement ferme…

Omnia serviliter pro dominatione et gratificatione, murmura Maxime de manière à n’être entendu que de son voisin. Il rencontra le regard et le sourire du marquis de Saint-Aufide.

— Non, reprit-il, la capacité de commander doit éloigner de nous la honte d’obéir ; nous pourrions de nouveau prendre un monarque pour allié, mais non pour maître. Ceux mêmes d’entre nous qui acceptent la monarchie absolue la veulent légitime, et repousseraient avec horreur celle d’un parvenu par la grâce populaire, qui, pouvant se passer de nous, forcé de paraître s’appuyer sur les intérêts du peuple, serait non-seulement fatal à notre domination, mais menaçant pour notre sécurité.

— Allons donc, dit un magistrat ; la souveraineté du peuple ne peut pas faire un roi, c’est abdiquer.

— Eh monsieur, s’écria Maxime, est-il question de logique avec des gens qui ne savent pas lire ? qui pour idées morales et politiques, n’ont pas le catéchisme et la tradition ; pour tout horizon, leur clocher ? des gens qui vivent en dehors du monde pensant et que rien ne groupe et ne relie ? Un tel peuple, songez-y bien, n’est comme peuple qu’une fiction ; c’est un être de raison qui n’existe pas encore, s’il doit exister jamais ; c’est un Dieu nouveau qui, pour rendre les oracles, a besoin de prêtres comme tout autre dieu. Eh bien ! soyons ces prêtres et gardons-nous des messies.

— Un dictateur élu par le peuple, reprit le magistrat, ne pourrait accomplir les volontés du peuple qu’en détruisant son premier pouvoir.

— Et le nôtre, ajouta Maxime. Mais vous raisonnez toujours logiquement, et nous sommes dans un gâchis où nous seuls pouvons mettre un peu d’ordre et de clarté ; mais, si nous n’y parvenons, le danger d’une dictature est imminent, un nom, une légende suffisent. Et alors ce serait une chose terrible ; car le gouvernement, toujours si fort en France, était du moins jusqu’ici responsable devant l’opinion. Cette fois, il serait irresponsable.

— Irresponsable et pourquoi ? demanda-t-on.

— Pourquoi ? vous le demandez ? Mais, messieurs, qui constitue l’opinion publique, celle qui voit, sait, apprécie ? Le petit nombre. Et qui désormais décide ! Le grand. Voilà en deux mots la situation.

Un silence pénible suivit ces paroles. Ces hommes se sentaient sous le coup d’une force inconnue.

— Eh bien ! messieurs, je vous le répète, prenons garde. Demain il se pourrait qu’il n’existât plus en France ni honneur, ni justice, ni sécurité, ni droit des gens, rien qu’une volonté sans frein et sans foi, capable de tout et pouvant tout. Confiscation, exil, transportation, égorgements, avec ou sans tribunaux, tout cela deviendrait possible et facile. Qui donc entendrait nos cris ? Le peuple ? Il est sourd. L’opinion ? Elle est désormais réduite à l’impuissance. Ah ! ce pays légal qui fit notre force et notre gloire n’existe plus. Que le premier grec sans fortune et sans préjugés trouve moyen de voler le trône, il pourra dès lors, à son gré, retourner nos poches, piller la Banque, biseauter les cartes… et se faire sacrer à Notre-Dame. La révolution du mépris n’est plus possible. On pourrait aller, ce qui du moins ne s’est pas encore vu, jusqu’à se passer de formes. On pourrait désormais impunément rire au nez de tous les civilisés, mentir à l’Europe, insulter en face le bon sens et la vérité. Qu’importe ? Ce bon peuple qui bêche, laboure e vote, ne le saurait pas. Et s’il le savait, il rirait plutôt de voir vexer son bourgeois. Messieurs, prenons garde !

— Serions-nous donc intéressés à éclairer le peuple ? demanda quelqu’un d’un ton demi-plaisant.

— Non, messieurs, s’écria Brafort ; nous devons seulement prêcher au peuple le respect de l’ordre et l’amour du travail. Il faut que le peuple travaille, et c’est pourquoi il ne devrait pas voter. À Athènes et à Sparte…

— Brafort, dit Maxime, je vous le répète, le suffrage restreint, éclairé, eût promptement amené de terribles inventaires et tout mis en question ; le suffrage du paysan nous sauve, mais c’est à condition que nous saurons nous entendre pour le diriger. Donc, encore une fois, pas de divisions ! De l’activité, de l’audace et du sang-froid ! Nous voici, comme aux temps antiques, à la merci de l’aveugle Destin ; mais aujourd’hui ce dieu réside moins haut, et nous pouvons nous-mêmes nous charger de remplir son urne.

On rit, on applaudit ; puis des conversations particulières s’établirent, et enfin la réunion se dissipa.

— Monsieur de Renoux vise au rôle de chef de parti, dit un ancien membre du centre gauche.

— Il a de grands talents et est fort ambitieux, répondit-on.

— Messieurs, dit le général, on aura beau faire, il faut toujours un chef ; seulement, ce n’est pas un habit noir…

Brafort, le dernier, prit congé de Maxime avec un