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pouvait rien lui dire. Aux côtés de cette femme, il était dans son droit d’homme à qui la loi ne reproche rien. Mais, comme il lui fallait à tout prix arracher le secret terrible qu’il était venu chercher là, il poursuivit : Dites-moi la vérité ; je veux vous venir en aide. Tu me fais perdre mon temps, qui n’est pas à moi.

Brafort tira dix francs de sa poche, les mit entre les mains de la prostituée, et dit :

— Je vous en promets dix autres, si vous répondez franchement à mes questions.

Elle sourit de nouveau d’une manière étrange.

— Que voulez-vous savoir ?

— Votre vie… afin de vous décider, si je puis, à racheter vos désordres.

— Seriez-vous devenu prêtre ? Eh bien ! interrogez-moi.

— Comment êtes-vous arrivée ?… Je vous ai déjà demandé si vous aviez été mère ?

— Oui.

— Ah !… Combien d’enfants ?

— Un seul,

— Un ! cria-t-il, un ! Garçon ou fille ?

Et il attendit, la gorge serrée.

— Un garçon, dit-elle.

Un cri que la prudence comprima rendit un son rauque dans la poitrine de Brafort. Il faillit suffoquer. La montagne qui l’étouffait s’enleva comme par enchantement, et il se trouva si léger qu’il se crut lancé dans le vide et que la tête lui tourna. Atala le regardait fixement. Au bout d’un instant, un peu remis, Brafort éprouva le besoin de s’assurer plus positivement qu’il était bien délivré de l’horrible cauchemar qui le torturait depuis dix jours.

— Ainsi vous avez un fils ? de quel âge ?

— Dix-neuf ans passés, du mois de septembre 1829, un bel enfant de naissance, mais vous êtes venu bien tard pour l’élever.

Et d’un brusque mouvement, elle enleva le chapeau que Brafort tenait enfoncé sur ses yeux, et le regardant, tout effaré qu’il était de ce geste et de ces paroles, elle dit en ricanant :

— Vous avez joliment changé ; mais pourtant je vous remets bien, allez, et tout de suite j’ai reconnu votre voix.

Il voulut nier et, dans son trouble, ne songeant qu’à fuir, il essaya de reprendre son chapeau. Mais elle refusa de le lui rendre, et, de peur d’esclandre, il attendit. D’ailleurs il était si bouleversé par toutes ces secousses qu’il sentait ses jambes fléchir ; il se rassit.

— Et vous aussi, dit-elle, vous m’avez donc reconnue ? Ah !… Il y a longtemps… et, pendant tout ce temps, je vous ai maudit, tenez ; oni, c’est vous, le plus de tous, qui avez été mon bourreau !

Il se taisait. Elle reprit :

— Oui, je vous aimais. Pourquoi ça ? Je n’en sais plus rien ; mais enfin je vous aimais. Et vous m’avez si brutalement laissée là, enceinte… l’enfant et moi. Je n’avais jamais été méchante ; eh bien, vous m’avez mis la haine dans le cœur. Oui, j’ai bien souffert. Ah ! que j’ai pleuré ! J’avais comme du vitriol dans le sein. Mon fils était beau pourtant, le pauvret ; il ne demandait qu’à vivre ; il était assez fort, mais il criait toujours. C’est qu’il était nerveux, me dit le médecin, et il dit aussi que c’était parce que j’avais eu trop de chagrin. Alors l’enfant a toujours été vif et colère comme ça, mais…

Brafort fit un mouvement ; elle le saisit par la manche, et sa maigre main sembla de fer.

— Eh bien ! vous vous êtes donc souvenu de nous apparemment ; vous êtes venu le chercher ? ou bien est-ce par hasard ?… Mais vous seriez trop sans cœur, si, maintenant que vous savez où il est, vous refusiez de l’aider un peu, le pauvre enfant. Il n’a que moi, et je suis bien lasse ! Moi, j’ai tant eu de mal ! ah !… Et lui donc !… vous ne le trouverez peut-être pas bien grand ni bien fort, mais… ce n’est pas sa faute ni la mienne. On ! il a été bien baisé, bien choyé, bien dorlotté… mais pendant six mois seulement. Après… il a fallu le mettre aux Enfants-Assistés, puisque je ne pouvais plus… Je l’ai repris, je le voulais garder, moi ; mais les hommes… ils veulent bien faire des enfants ; mais les élever, non-pas. Aussi, pour avoir la paix, il a m’a fallu le placer, le pauvre petit !… Oh ! les cœurs durs, voyez-vous, il y en a tant ! Il a été traité durement, battu… jamais on ne pourrait croire comme on rend les enfants martyrs en ce monde !… Il était bon autrefois… On l’a fait devenir méchant, — méchant, c’est trop dire ; je sais qu’il n’est pas méchant, moi qui le connais bien… Je vous jure au contraire que c’est un bon enfant, un peu rude seulement et diable… mais c’est qu’il a tant d’esprit. Et puis, malgré tout, il m’aime, et quelquefois il m’embrasse d’un cœur… Tenez, si vous voulez rendre le petit heureux, je vous pardonnerai tout… je vous aimerai !… Oh ! de loin, soyez tranquille ! Je sais… Le temps d’autrefois est mort, pour moi comme pour vous. Je ne demande rien, que de voir l’enfant quelquefois… et quand même vous exigeriez…

Elle se mit à se tordre les bras et à crier. Sous le déchirement de sa passion maternelle, sa figure, inerte et flétrie l’instant d’avant, était devenue tragique, empreinte d’une sombre grandeur. De ses yeux rougis, qu’on eût dits prêts à verser des pleurs de sang, s’épanchèrent des larmes corrosives, qui glissèrent lentement le long de ses joues plâtrées et vermillonnées en les sillonnant de raies étranges.

Si Brafort n’eût été travaillé en sens divers par ses impressions, il eût pu nommer attendrissement les tiraillements nerveux que lui faisaient éprouver la voix et les paroles d’Atala ; mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir, au point de vue de sa considération, un grand malaise de telles accointances et de telle paternité ; d’autre part, et par dessus tout, il ressentait la joie d’être délivré de son crime. Cependant il sentit la nécessité de prendre un parti prudent en cette détestable affaire.

Écoutez, dit-il à Atala, vous savez que, pour rien au monde, je ne consentirai à me compromettre pour d’anciennes folies de jeunesse que tous les honnêtes gens répudient. Je ne vous dois rien légalement, ni à vous ni à votre fils ; vous ne pouvez absolument rien exiger de moi. Cependant je consens à m’occuper, par intermédiaire, du sort de ce garçon, s’il veut travailler, être sage, rangé, et se rendre digne de ma sollicitude ; mais à une condition expresse, c’est qu’il ne saura point que je suis son père. Si vous commettez cette indiscrétion, je lui retire immédiatement tout appui, car j’ai une famille et ne puis permettre, à aucun prix, qu’on y porte le trouble et l’inquiétude. Ce sont là des choses sacrées… que vous ne pouvez comprendre, mais que vous devez respecter.

Ayant dit ces paroles d’un ton solennel et pénétré, Brafort, se leva, se redressa, souffla longuement, et se sentit de nouveau content de lui-même, sûr de sa voie, le même Brafort enfin qu’auparavant. Débarrassé du poids énorme qui menaçait de l’entraîner dans la foule ignoble des criminels et des maudits de ce monde, il reprenait sa place au premier rang avec l’empressement d’un liège qui revient sur l’eau. La fatalité, en le respectant avait fait son devoir, et il rentrait dans s la vie qui lui était propre, celle d’un homme posé, considéré, rectiligne, fait pour donner des leçons et n’en pouvant recevoir, juge et non accusé ; d’un homme si imprégné de la sagesse de ce monde, qu’il en suivait naturellement les lois, et que sa conviction et sa conscience étaient identiques. Et l’on conviendra qu’un tel homme, en parlant à cette prostituée, en promettant