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et le ciel ne serait pas juste de m’avoir infligé cet épouvantable…

Tout geignant et sanglotant, la lèvre pendante et les yeux gonflés, il s’agenouilla en s’appuyant sur le bras de son fauteuil, joignit les mains et murmura :

— Mon Dieu ! faites que ce malheur ne soit pas arrivé, mon Dieu !… Je suis un pécheur, je le reconnais ; mais je n’ai point commis de crime ; mon Dieu, faites que cet affreux soupçon ne soit pas une vérité !

Et, tout soufflant et suant, il se remit sur ses pieds, se rassit dans son fauteuil, et crut, comme il l’avait lu dans beaucoup de livres, qu’il se sentait plus calme après avoir prié. Alors il songea qu’il devait faire quelque chose pour l’église et tit vœu de reconstruire l’autel de la Vierge, qui laissait beaucoup à désirer. Ce n’est pas qu’il fût sûr du tout que la Vierge… mon Dieu, non ; mais dans l’embarras on s’en prend à ce qu’on peut.

— Un hasard étrange, se dit-il ensuite, voilà tout ! Combien sont nés pendant ce mois-là.

Cependant ce nom lui revenait comme un battement de marteau dans la cervelle : Jeanne-Baptistine !… Et cette date lui grinçait aux deux oreilles à la fois : 10 septembre 1829. Oui, c’était bien quatre mois et demi après le jour où Atala lui avait dit : Ton enfant vient de s’agiter en moi, Jeanne-Baptistine !

Un instant, les superstitions de sa jeunesse vinrent l’halluciner, et, jetant les yeux sur le divan, il crut y voir glisser une forme hideuse et entendre un rire satanique. S’il n’est pour les incestueux, pour qui donc l’enfer ? Il sentit qu’il devenait fou, prit son chapeau, sortit à grands pas de la fabrique, et se mit à marcher, tête nue, par un froid glacial dans la campagne.

Il savait bien après tout, cet homme, qu’il avait semé dans le monde, au hasard de ses grossiers désirs, plus d’une orpheline ou d’un orphelin. Il savait que la plupart des enfants trouvés deviennent des voleurs ou des bandits ; il savait de reste ce que devient une fille sans père ni mère, et qui ne possède au monde que son travail et sa jeunesse. Il savait et ne savait pas ; car le préjugé a d’étranges ténèbres. De tels maux et de telles misères ne comptaient pas à ses yeux, puisqu’ils faisaient partie, suivant lui, de l’ordre inévitable des choses ; mais que ces faits, si bien préparés pour l’inceste, l’eussent amené, voilà, voilà où était le crime, le malheur, le désespoir, ce qui l’eût rendu pour lui-même le plus méprisable des êtres, et dont le doute seul le poussait presque à devenir fou. Quand il rentra chez lui, l’altération de ses traits effraya sa femme. Il se mit au lit, mais n’eut que des rêves et des cauchemars sans sommeil, presque le délire. Il sentit qu’un tel état ne pouvait se prolonger sans aboutir à une maladie ou pis encore, et résolu de découvrir à tout prix l’enfant d’Atala, prétextant des affaires pressantes, il partit pour Paris le lendemain.

Son premier soin fut de demander à Maxime l’adresse d’un policier capable de filer une piste, non pas à travers les rues, mais, ce qui était plus sérieux, à travers vingt ans. Maxime réfléchit quelque temps, prévint Brafort que cela lui coûterait cher, et donna l’adresse. Puis, désirant savoir de quoi il s’agissait, il questionna son ami, dont l’agitation ne lui avait pas échappé. Ce ne fut pas sans peine que Brafort se décida à le satisfaire ; mais que pouvait-il refuser aux instances de Maxime ? Il en vint donc, après mille réticences inintelligibles et tout suant de honte, à lâcher l’épouvantable confession. Elle n’était pas achevée, que Maxime partait d’un éclat de rire.

— Eh quoi ! mon cher, tu te permettrais de marcher sur les brisées d’Œdipe, roi de Thèbes ? Ce serait antique et royal.

Cramoisi d’indignation, et pour la première fois outré contre Maxime, Brafort se leva :

— Je pensais, dit-il, trouver dans votre pitié quelque appui ; mais vous ne savez que railler mes cruelles angoisses…

Maxime, tout surpris de voir son humble vassal regimber pour la première fois, se hâta de l’apaiser.

— Mon ami, lui dit-il, c’est parce que je suis bien persuadé que ce malheur n’est qu’une chimère de ton imagination que je puis plaisanter ainsi.

Et lui serrant la main, il ajouta d’un ton pénétré :

-Tu calomnies la Providence ; elle ne peut se jouer si cruellement d’un aussi parfait honnête homme que toi.

Brafort ne vit pas le coup d’œil oblique dont ces paroles furent accompagnées, et la gaieté folle qu’il inspirait à son excellent ami ; il fut touché, attendri, et partit, un peu reconforté par ce billet à vue tiré sur la Providence et contre-signé par Maxime.

L’adresse qu’il avait reçue portait : Cabinet d’affaires de monsieur Bâtard, rue Saint-Lazare, n°… Il fut reçu par un monsieur parfaitement mis, de manières froides et polies, dont le nez long supportait des lunettes d’or. Brafort ayant expliqué l’objet de sa demande, monsieur Bâtard froidement inscrivit l’adresse donnée : mademoiselle Atala Varot, rue de l’Estrapade, 25, ouvrière, 1829. Puis, relevant la tête.

— C’est difficile ! Une ouvrière, ça peut disparaître sans que personne s’en aperçoive et ait intérêt à le constater. Cependant… je suis venu à bout de choses plus ardues ; revenez dans huit jours.

— Ma position, monsieur, m’oblige de vous recommander le plus grand secret, dit Brafort.

Monsieur Bâtard se redressa.

— Monsieur, ma maison est une maison de confiance, la maison même de la discrétion, monsieur. J’ai entre les mains les secrets de neuf cents familles des plus honorables de Paris ; je suis le gardien, monsieur, de la sécurité domestique. J’ai sauvé la réputation d’un nombre infini de femmes, de jeunes filles, et l’honneur de bien des maris. J’ai ici plusieurs antichambres, monsieur, et aucune des personnes qui viennent me consulter n’est exposée à de fâcheuses rencontres. Madame votre femme peut-être va vous succéder ici ; elle peut venir me charger, monsieur, de savoir vos faits et gestes, et elle les saura, monsieur, moins la démarche que vous faites en ce moment ; car les secrets que l’on me confie, monsieur, sont les seuls, — je dis les seuls, — qui soient à l’abri de mes révélations ; de même, monsieur, si vous désirez savoir ce que fait madame en votre absence, vous le saurez. Je sers tout le monde, monsieur, et je ne trahis personne ; vous pouvez compter sur moi.

Brafort, épouvanté, salua bas et sortit.

Ces huit jours lui parurent interminables. En vain chercha-t-il à s’étourdir ; s’il y parvenait un instant, le doute qui le torturait revenait tout à coup, plus lancinant, plus cruel, interrompre le sourire commencé sur ses lèvres, arrêter sa parole ou détourner ses yeux de l’objet qui les avait fixés un moment. Honteux de la confidence qu’il avait faite à Maxime et, malgré ses excuses, redoutant sa raillerie, il ne put se décider à retourner chez lui. Les affaires qu’il avait données comme prétexte à son départ n’existaient point ; il n’avait d’autre ressource que la curiosité, le plaisir, et se trouvait incapable de les ressentir. Il erra dans Paris comme une âme en peine. Le théâtre ne put le distraire. Dans cet étalage de mauvaises mœurs, qui fait le fond du répertoire, Brafort trouvait mille allusions à son triste cas. Malgré son respect pour les classiques, il ne mit pas le pied à la tragédie, où l’inceste joue souvent un rôle. Il eût pu retourner à R… mais ne le voulut pas. Ces lieux, « théâtre de son crime, » lui faisaient horreur. Cependant sa solitude dans Paris le laissait livré tout entier à sa cruelle pensée ; elle en vint à l’halluciner. Il se crut regardé avec mépris dans la rue. Lisait-on sa honte sur son front ? Et il marcha sombre,