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comme auparavant dans le meilleur des ordres de choses possibles. Seulement Brassard et les autres, mais surtout Brassard, ce terrible orateur qui savait traduire en principes et en arguments les besoins des prolétaires, celui-là devait payer pour le dommage fait aux revenus des patrons et recevoir une leçon qui lui ôtât l’envie de recommencer. On instruisit donc ardemment l’affaire, et en attendant, selon les étranges procédés de cette institution d’ordre extrêmement relatif qui ose usurper le nom même de la justice, les accusés habitèrent les prisons de Lille.

Depuis le commencement de la grève, Jean éprouvait un désir ardent de voir Brassard. Absorbé jusque-là par ses études, il n’avait pu que rêver de ces frères déshérités, auxquels, dans le secret de son cœur, il avait voué son indépendance future et ses forces d’homme : s’échappant un jour, il courut à Lille, formula sa demande, et sous un prétexte, obtint de pouvoir visiter le prisonnier. En entrant dans la cellule, plein d’émotion, il s’excusa, sollicitant la permission de Brassard lui-même…

— Votre nom ? demanda l’ouvrier ?

— Jean Brafort.

— Le fils de mon accusateur ?

— Non, son neveu ; mais avant tout votre frère.

Malgré l’impression favorable que lui causait la douce et noble figure de ce visiteur, Brassard attacha sur lui un regard défiant.

— Mon frère ? dites-vous ; au nom de quel dogme ?

— Au nom de l’égalité, qui est la justice.

Brassard tendit brusquement sa main et serra celle de Jean de toutes ses forces.

— Voilà le mot de passe, le langage d’un homme ! s’écria-t-il ; c’est bon ! Je vous connais ; vous êtes mon frère, puisque vous parlez ainsi. Et comment l’êtes-vous devenu, vous qui êtes nés parmi nos ennemis ?

Jean lui raconta la vie et la mort de ses parents, leçon ineffaçable, qu’avaient secondée son horreur innée de l’injuste, la solitude de son enfance, qui l’avait porté à la réflexion, les enseignements de son ami. La brune et rude figure de Brassard exprimait une vive émotion.

— Bien ça ! Vous êtes né peuple ; mais vous pouviez passer aux bourgeois, et vous ne l’avez pas fait ; ça me rapatrie avec notre espèce ; autrement, voyez-vous, j’en étais las.

Il se plaignit amèrement des ouvriers qui abandonnaient la grève, « des persécutions dont il était l’objet depuis qu’il avait commencé d’élever la voix pour le droit et la vérité ; » signalé de toutes parts, traqué, poursuivi, accablé de condamnations successives.

— Et cependant c’est plus fort de moi, voyez-vous, quand je vois cette race moutonnière tendre docilement le cou au boucher, il faut que je lui crie ce qu’elle devrait faire.

Il peignit à grands traits, avec une émotion communicative, les souffrances des prolétaires ; avec une énergie sombre et haineuse, les exigences, l’insensibilité, le despotisme odieux ou fantasque des patrons. Sur le terrain des principes, ils causèrent ou plutôt s’épanchèrent dans la joie d’un échange facile. Mais l’âme tendre de Jean fut oppressée par la haine ardente que révélaient toutes les paroles de Brassard, haine qui confondait les hommes et les choses et se promettait la vengeance. Pour lui, élevé parmi ceux que l’ouvrier nommait ses ennemis, il avait pu démêler combien d’irréflexion, de bonne foi aveugle entraient dans ces actes qualifiés de crimes ; quels nuages épais les préjugés et le plus fort des préjugés, l’habitude, répandaient sur les yeux de ces privilégiés, myopes, comme d’ailleurs la plupart des êtres humains, par droit de naissance et d’éducation. Il essaya de faire comprendre ces choses à son nouvel ami, mais ne put qu’entrevoir quels indéchiffrables malentendus créent entre les hommes les inégalités de situation, d’intérêt, d’éducation, d’habitudes, et quelle différence immense existe entre les deux faces du même acte, suivant qu’on le cause ou qu’on en reçoit l’effet. Il en fut saisi d’effroi et de tristesse ; mais sa sympathie et son admiration n’en restèrent pas moins acquises à ce noble et généreux lutteur qui, presque sans armes, au prix d’efforts surhumains et de malheurs assurés, combattait pour la grande cause. Il se promit de le secourir de tout son pouvoir dans l’épreuve actuelle, et ils se séparèrent, le cœur plein réciproquement du sentiment délicieux d’une amitié nouvelle.

Parmi les passions, celle de la justice est peut-être la moins commune, et pourtant il n’en est pas dont les jouissances soient plus profondes. Car c’est dans l’intensité du sentiment, bien plus que dans le fait simple de la joie ou de la souffrance, que l’être humain trouve non le but, sans cesse reculé, mais l’essor, qui est la loi et par conséquent son bien suprême. Agité de prévisions pénibles, le cœur chargé des misères et des égoïsmes de ce monde, impuissant et pauvre, Jean, au sortir de cette prison, n’en éprouvait pas moins une ivresse plus haute, mais analogue à celle de l’amant qui vient de se fiancer à celle qu’il aime. Ne venait-il pas de faire alliance avec l’objet de sa passion à lui, les déshérités ? Il commençait enfin sa vie d’homme, et il marchait la tête haute vers les épreuves à venir, avec le joyeux orgueil de la force honnête. Que ferait-il ? Il n’en savait rien encore ; mais il voulait bien faire, et d’avance était sûr que l’action ne manquerait pas à sa volonté.

Le souvenir de Brassard lui rendit plus vif celui de Baptistine, et il eut dans sa candeur une sorte de remords de n’avoir pas cherché à la revoir. Dès le lendemain, il se rendit à l’atelier de son oncle pour y demander l’adresse de cette jeune fille, mais il apprit qu’elle s’y trouvait elle-même, en compagnie de cinq ou six autres ouvrières, auxquelles on avait pu donner quelque ouvrage en attendant la reprise des travaux. Avec ou sans raison, la malignité publique remarquait que ces ouvrières étaient toutes plus ou moins jolies, sauf une ou deux pauvres veuves qui avaient obtenu cette faveur à cause d’une extrême misère.

C’était dans une pièce qui précédait le grand atelier que ces femmes étaient rassemblées, et l’on entendait leurs voix animées, qu’on eût dit emportées du même mouvement que leurs doigts agiles. À l’entrée de Jean, leur babillage s’arrêta, et elles se mirent à le considérer avec cette curiosité peu bienveillante et souvent railleuse qui anime si facilement les groupes. Une seule baissa des yeux brillant d’une douce surprise : c’était Baptistine. Un moment hésitante, elle s’avança bientôt au-devant du jeune homme.

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? lui demanda-t-elle d’un son de voix si doux qu’il en était presque tendre.

Sous ces regards demi-curieux, demi-malveillants, attachés sur lui, et devant l’émotion, explicable pour lui seul, de la belle fille, Jean sentit le besoin de quelque prudence. Il répondit :

— Je viens pour examiner les machines. J’aurai besoin d’un peu d’aide. Voulez-vous venir avec moi ?

Baptistine se dirigea du côté de l’atelier, et il la suivit ; à peine eurent-ils quitté la chambre, que du groupe des ouvrières s’élevèrent des ricanements.

— Avez-vous vu comme elle court au-devant des jeunes messieurs ? Est-elle intrigante ? C’est pas assez de l’oncle, il lui faut encore le neveu ! Comme s’il ne pouvait pas voir les machines tout seul. En v’là une de raison !

Et elles se livrèrent à d’interminables gloses et commentaires, herbes folles, productions naturelles de ces esprits incultes, champs abandonnés que rien de fructueux n’ensemence.

Jean et Baptistine, marchant côte à côte en silence, étaient arrivés au fond de l’atelier. Jean avait cette timidité particulière aux natures sensibles et profondes ; venu tout simplement pour parler à l’ouvrière, il n’osait le lui dire, il trouvait maintenant sa démarche un peu