Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Georges se précipitaient et son pas se ralentissait. Arrivé sur la rive du petit lac, autour duquel s’étendait une haie de saules, d’aulnes et de tamarins, il vit Maximilie au bord de l’eau. Elle était immobile et se tenait la tête penchée sur sa poitrine ; à ses pieds, le cygne qu’elle aimait à nourrir de sa main regardait, surpris, cette main paresseuse qui tenait le pain sans l’émietter, et, par les vifs balancements de son cou, le bel oiseau s’efforçait d’indiquer à la distraite ce qu’elle devait faire. Ce jour-là, le soleil s’était couché dans un ciel de pourpre, et le crépuscule était plein de vapeurs roses qui ombraient délicieusement le front de la jeune fille, son cou penché et les contours onduleux de sa taille. Georges s’arrêta. Ce joli tableau, le fond du lac fuyant derrière les saules, et les guirlandes flexibles du tamarin réfléchies dans l’eau, toute cette poésie des choses où l’homme retrouve de son âme ou la répand ; tout cela saisit Georges d’un trouble plus vif, d’un charme plus grand, et d’une étrange mélancolie, au fond de laquelle revint la pensée que, dans sa profonde honnêteté, Georges avait exprimée à son ami : Ai-je le droit de troubler la vie de cette enfant ?

Mais à qui rêvait-elle ainsi ? N’était-ce pas à lui ? Et déjà ne lui avait-elle pas, sans qu’il l’eût imploré, donné son amour ? Il eut alors vers elle un élan immense de cœur, dont on eût dit qu’elle recevait l’impulsion, car aussitôt elle releva les yeux, le vit, et un léger cri lui échappa. En même temps, le pain glissait de sa main dans l’eau, où le cygne s’en saisit, sans plus s’occuper de tant de façons inusitées.

En poésie, les rêves des jeunes filles ne sont que fleurs et azur ; en réalité, ils sont beaucoup plus hardis qu’elles-mêmes. Nées, — elles le savent très-bien, car tout le leur dit, — pour l’amour, elles n’ont guère d’autre objet de rêverie. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Il n’y a de secret que ce qui n’existe pas ; quoi qu’on fasse, la pensée s’exhale du fait comme le parfum de la fleur. Dans les recommandations de sa mère, dans le sourire de son père, dans les regards de tous, par les réserves mêmes de son éducation, de sa liberté, par tout ce qui l’entoure, paroles ou réticences, faits ou pensées, la jeune fille soupçonne bientôt, puis constate que toute son existence n’a qu’un but : le mariage. Et ce mot, heureusement la plupart le traduisent par celui d’amour. Ne voient-elles pas bien que ce n’est pas pour elles-mêmes qu’on les élève ? Les grands horizons, ouverts devant les pas de leurs frères, leur sont interdits ; des barrières leur ferment la vie, et le court sentier qu’elles suivent s’arrête, à seize ou vingt ans, devant un but mystérieux. Lequel ? Est-il bien difficile à deviner ? Que cherche-t-on à développer en elles ? La grâce et les séductions : chanter, danser, jouer d’un instrument, broder, de la langue ou des mains, des choses gracieuses ; être poétiques à tout prix, plaire avant tout, valoir s’il se peut. Plaire, à qui donc ? À quelqu’un assurément. Elles n’en peuvent douter, et rêvant presque dès l’enfance de cet inconnu, puisque l’inconnu se résume tout entier pour elles en un être humain.

Car elles n’ont point d’autre destinée, car il est à la fois le terme et le développement de leur existence ; car sans lui, mises en dehors de la famille et presque de la vie sociale, elles seraient réduites à une vie purement végétative, dépourvue d’intérêt comme d’utilité. Le jeune homme peut rêver du navire sur lequel il fendra les mers, de ses épaulettes ou de sa toge, de ses travaux comme industriel ou comme savant, de ses succès, de ses gains futurs ; la jeune fille ne peut rêver que de son amant.

Ainsi fait-elle ; mais sans l’avouer, Dieu l’en garde. La réserve obligée à laquelle on l’a façonnée dès l’enfance lui a composé deux existences, l’une intérieure, l’autre extérieure. Car il faut bien que la nature s’y retrouve et, mutilée par ici, rebourgeonné par là. Moins la jeune fille agit, plus elle rêve. Un abîme sépare ces deux existences, qui se prolongent parallèlement, sans se confondre jamais.

Voilà pourquoi Maximilie, qui, à ce moment même, imaginait Georges à ses genoux, poussa un cri en le voyant et resta confuse et tremblante. Lui, trop sincère pour n’être pas timide, s’approcha en rougissant et balbutia une de ces sottises que l’amour, au moins aussi sourd qu’aveugle, heureusement sait pardonner.

— Je vous dérange, mademoiselle ?

Inévitablement elle répondit :

— Non, monsieur.

C’était de quoi éclater de rire. Ils gardèrent cependant le sérieux le plus solennel, et ils avaient raison ; sous cette niaiserie des mots, dans leur cœur éclatait un hymne sans paroles, admirable, et dans cette rencontre leur destinée se jouait.

Les grands sentiments sont indivisibles, à force de simplicité ; une seule parole, un seul cri les résume : je t’aime ! Ce mot les remplissait ; ils n’en pouvaient trouver d’autres. Mais le dire, ils n’osaient pas.

Leur silence toutefois, en se prolongeant, devenait aussi clair que la parole même, et le sentiment des convenances, que l’éducation implante au cœur de toute jeune fille, pouvait difficilement supporter cette situation. Aussi fut-ce Maximilie qui le rompit la première, par une de ces dissimulations enfantines habituelles aux femmes.

— Où donc est Jean ? demanda-t-elle d’une voix oppressée.

Désirait-elle vraiment la présence de son cousin ? Peut-être, car son émotion ressemblait à de la peur ; sous son corsage un peu serré, son cœur battait à coups précipités, et sur son joli cou nu, qui légèrement se gonflait, un étrange bijou, que les femmes portaient dans ce temps-là, un saint-esprit d’or, au bout de son ruban noir, agitait ses ailes amoureuses et allongeait son bec audacieux. Elle fit quelques pas, et alla tomber toute rose sur un banc qui était proche, au-dessous d’un tamarin.

Mais la question qu’elle avait faite, ces simples mots : « Où est Jean ? » avaient cruellement déconcerté Georges. Il était sur le point de parler ; cette audace lui venait, à ce moment même, par la certitude d’être déjà compris, et voilà que dans ce tête-à-tête sacré, Maximilie appelait un tiers, le plus cher des amis sans doute ; mais qu’importe ? Le charme était rompu ! Sous cette impression pénible, le jeune homme resta muet encore un instant, puis il répondit machinalement que Jean était dans le parc. Ils étaient, quant à eux, maintenant à cent lieues de la question.

Georges cependant suivit la jeune fille, et lui demanda la permission de s’asseoir près d’elle d’un ton si ému qu’elle osa le regarder et, en le voyant aussi troublé qu’elle-même, se rassura un peu.

— Quelle belle soirée ! dit-elle.

— Oh ! très-belle, répondit-il, et il ajouta : Comme tous ces soirs depuis…

Il y eut un silence.

— Vous aimez la campagne ? demanda Maximilie, fidèle à l’hypocrisie de ses traditions.

— Oui, beaucoup.

— Cependant quand vous serez ingénieur ?

— Je puis très-bien habiter la campagne.

— Ah ! vraiment.

Nouveau silence.

Le cygne, qui avait fini son pain, les regardait. Ils parlèrent du cygne, puis des lacs, puis de l’Écosse, puis de Walter Scott, et ils n’oubliaient qu’une chose, c’était de rentrer ; car le crépuscule devenait la nuit. Le cygne s’était allé coucher. Tout à coup ils entendirent le bruit d’un passage rapide à travers les massifs voisins, et Jean, un instant après, se trouva près d’eux.

— Mon oncle vient de ce côté, dit-il en manière d’in-