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un tremblement aussi expressif que des paroles, disait éloquemment : Vous ne craignez pas d’offenser mon père ; vous oubliez donc que je vous aime ?

Il regarda Maximilie, et la vit pâle, anxieuse, l’haleine suspendue ; leurs yeux se rencontrèrent ; quelque chose d’aigu comme un trait et de lumineux comme une flamme passa des prunelles de la jeune fille dans le cœur de Georges. Il baissa la tête, et ce fut à peine s’il entendit la réponse mi-bourrue, mi-adoucie de Brafort, qui pouvait passer pour une excuse :

— J’en suis persuadé, monsieur ; mais nous ne pensons pas de même.

La main de Georges suivit la petite main qui se retirait, la saisit et la serra d’une étreinte folle, sans réflexion, sans prudence, au risque d’être observé ; presque même sans volonté, car il ne se retrouva en possession de lui-même qu’un instant après, comme serait un homme enlevé dans l’air par quelque force imprévue, et qui se remet sur ses pieds tout étourdi. D’un coup d’œil rapide, Georges interrogea les figures qui l’entouraient. Brafort avait repris le sujet de la grève ; Jean paraissait triste et songeur ; seule, madame Brafort attachait sur Georges un regard étrange. Le dîner s’acheva sous le monologue persistant du maître de la maison, à qui les autres convives, tour à tour, assez difficilement, donnèrent la réplique. Brafort, au sortir de table, se retira dans son cabinet. Madame Brafort et Maximilie, à peine au salon, le quittèrent l’une après l’autre, et les deux jeunes gens se rendirent ensemble au jardin.

Ils marchèrent quelque temps côte à côte, sans se parler, pensifs tous les deux ; puis ce fut Jean qui rompit le silence.

— Est-ce donc une chose fatale, dit-il, que le sentiment du juste soit toujours altéré par la passion, et que la justice elle-même, cette paix éternelle, ne se puisse s’établir que par la guerre ? Ceux que mon oncle appelle mes amis et qui sont mes frères, pourquoi me faut-il, tout en embrassant leur cause, répudier leurs actes ? N’y a-t-il donc rien en ce monde qu’on puisse, de toute son âme, aimer et approuver pleinement ?

— Ne me demande ce soir aucun jugement, dit son ami ; je te ferais la réponse d’un homme ivre. Défie-toi seulement des récits de ton oncle et ne prends pas Brassard et ces autres pauvres diables pour tels absolument qu’il te les a peints. Voilà tout ce que je puis penser de raisonnable là-dessus en ce moment, et encore ceci : je veux partir.

— Partir ! s’écria Jean. Et pourquoi ?

— Parce qu’ici, mon ami, je me sens devenir fou, et que je puis y décider mon malheur et celui d’une autre. J’aime ta cousine et j’ose craindre d’en être aimé.

Jean jeta un cri de joie et serra son ami dans ses bras.

— Quel bonheur ? quoi ! vous vous aimez ? Oh ! combien je chéris encore plus ma petite cousine ! Oui, c’est une bonne et charmante enfant ! Vous serez heureux ! Et moi donc ! On ! quelle bonne idée, Georges ! Et tu veux partir ? Mais tu es fou !

— Pas tant que toi, Jean, éternel rêveur ! Moi, je comprends la vie et je connais mieux les hommes, tu le sais. Ton oncle, plus qu’aucun autre, est gouverné par les opinions toutes faites qui ont cours. C’est l’égoïsme le plus naïf et la vanité la plus robuste que j’ai jamais rencontrés. De toutes les qualités que je puis posséder, une seule est capable de toucher son âme, celle qui précisément n’est rien moins qu’une goutte d’encre, un petit point allongé sur le papier, l’apostrophe qui précède mon nom. Ton oncle est ce qu’on appelle un homme positif. Si j’avais avec l’apostrophe une fortune seulement moyenne ou quelque place du gouvernement, il me donnerait sa fille ; mais, tel que je suis, il me soupçonnera simplement d’envier la dot de Maximilie et m’écartera avec dédain. Je te l’avoue, si j’aime cette charmante fille assez pour me résigner à ce beau-père, je ne me sens pas la force de m’exposer aux insultes de monsieur Brafort.

— Tu crois aimer, dit Jean, et tu gardes tant d’orgueil ?

— Ta cousine a dix-sept ans, c’est une enfant. Ai-je le droit de lui demander un serment, de l’engager ? Non, hélas ! pas plus que de compter sur ses sentiments d’aujourd’hui, qui peut-être demain auront changé. Aussi, je le répète, le seul parti raisonnable et loyal que j’aie à prendre, c’est de partir.

— Tu te prétendais ivre et déraisonnable tout à l’heure, s’écria Jean, et moi, qui ne suis point amoureux, la raison me confond et me fait douter de ton amour. Eh quoi ! tu ne crains pas de briser par ton départ ce jeune cœur qui t’aime, de donner à cette enfant, qui croyait en toi, le droit de douter déjà de l’amour ?

— J’ai compté sur toi pour lui expliquer mon départ.

— L’expliquer ! Il m’est trop difficile de le comprendre, dit Jean.

Ils gardèrent quelque temps le silence, puis Georges s’écria :

— J’avais besoin d’être aidé ; j’en avais besoin, Jean, crois-le bien ; et c’est ainsi…

— Ce n’est pas à moi, dit Jean doucement, qu’il faut demander des forces contre la tendresse. Contre l’égoïsme, contre l’injustice, oui ; mais combattre l’amour… étouffer des choses vraies et vivantes sous des choses qui ne le sont pas ! Ah ! tu le sais bien, Georges, je ne puis t’aider en cela. Et surtout quand ton union avec ma cousine, cette chère enfant qui, seule de sa famille a su m’aimer, quand cette union avec toi, mon meilleur ami, me comblerait de joie !

C’était en effet un bien mauvais conseiller que Jean. Loin de se douter que la force dont Georges avait fait preuve tout d’abord était le dernier effort d’une raison qui sombre et ne demande au fond qu’à céder ; il lui en voulait presque de ses combats. Il aimait tendrement sa cousine, et la voyait avec des yeux paternels, qui ne le cèdent guère à ceux d’un amant. Il parla d’elle en termes dont se délectait la passion de Georges, et il fit un plan d’après lequel tout devint facile. Georges avait des protecteurs, hommes puissants et distingués, vieux amis de son père au saint-simonisme, et qui disposaient de grands services publics : il en obtenait un poste lucratif et brillant. Alors il demandait la main de Maximilie, et de deux choses l’une : ou elle lui était accordée immédiatement ou Brafort faisait des difficultés. En ce dernier cas, la fillette usait de son influence, priait, pleurait, et refusait tout autre parti, jusqu’au moment où sa persistance triomphât de la résistance paternelle. Jean ne doutait pas du concours de madame Brafort, elle soutiendrait sa fille dans cette épreuve ; elles causeraient ensemble de l’absent.

Jean était si convaincu de la vérité de ces choses, qu’apercevant au bout de l’allée, près du petit lac, la robe rose de la jeune fille, il dit à Georges :

— Ne veux-tu pas lui parler ? Après ce qui s’est passé ce soir entre vous, son cœur appelle. Interroge-toi solennellement, ami, et si tu sens qu’en effet c’est d’un profond, d’un sérieux amour que tu l’aimes, va le lui dire, et, trop heureux d’aimer, ne doute pas des forces de l’amour.

En parlant ainsi, les yeux de Jean brillaient d’émotion, et tous ses traits exprimaient la sensibilité exaltée qui faisait le fond de cette nature douce et calme à la surface. Georges respectait autant qu’il l’aimait ce chaste jeune homme, dont il connaissait la vie depuis l’enfance. Il lui sembla que Jean venait de consacrer leur amour. Il lui serra la main vivement et le quitta, d’un pas rapide, pour joindre Maximilie.

À mesure toutefois qu’il approchait des lieux où il pensait trouver la jeune fille, les battements du cœur de