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aussi péremptoire et aussi logique. Madame Brafort, très-admiratrice de l’esprit de Georges, toujours prompt à la réplique, jeta sur son jeune hôte un regard étonné ; puis, comme on avait fini de dîner, elle se leva et tout le monde avec elle.

Devant le silence, et probablement l’embarras du jeune homme. Brafort devint généreux.

— Allons, dit-il avec bonhomie, je vois que vous n’aviez pas réfléchi. C’est le défaut de la jeunesse ; défaut plein de charme d’ailleurs, et que regrettent malgré tout ceux qui jouissent des précieux avantages d’une plus grande maturité de jugement.

Georges, toujours muet, offrit son bras à madame Brafort ; Maximilie s’échappa dans le jardin. Jean, mécontent du silence de son ami, releva le débat avec son oncle, et, tous deux discourant, ils descendirent le perron et se dirigèrent du côté de la route, vers la grille l’entrée.

— En admettant, disait Jean, que la fortune soit toujours acquise par le travail, vous ne pouvez soutenir que le travail soit toujours récompensé par la fortune, car vous nieriez l’évidence. De ces millions de travailleurs que la nécessité courbe, de l’aube à la nuit, sur la tâche, combien arrivent seulement à l’aisance ? Un sur mille peut-être ! Quand ce serait un sur cent, votre loi n’est pas celle de l’équité.

— Parbleu ! dit Brafort d’un air suffisant, le travail n’est pas tout. Il faut encore l’intelligence, la capacité.

— Sont-ce des gens bien intelligents que messieurs Gordin, Sarault, Macarie, les plus riches fabricants de R… ? Ne trouverait-on pas parmi leurs ouvriers un grand nombre d’hommes cent fois mieux doués ? Lire, écrire, compter, entasser, voilà toute leur science ; pour tout le reste, ce sont des crétins. Non, la naissance, la position, le hasard, voilà ce qui détermine encore, presque aussi absolument qu’autrefois, le sort des êtres humains. Aux uns, les bienfaits de l’éducation, la vie facile, assurée, les joies de famille, le bien-être et le loisir, l’idéal… Aux autres, au plus grand nombre, aux nourrisseurs de la nation, aux vrais producteurs de la richesse, la misère et l’atrophie !

Brafort haussa les épaules comme pour dire : C’est ainsi, qu’y peut-on faire ? Et, comme les vapeurs de la digestion et le besoin d’une sieste agréable l’occupaient davantage que les rêveries de son neveu, il entra dans un bosquet de pampres et de clématites qui fermait le mout de l’allée, et se laissa tomber en soufflant sur un banc, qui en gémit. Quelques dernières fleurs de clématite embaumaient l’air, et le reste de la plante s’ébouriffait en floconneuses chevelures autour du berceau et e long de la grille, qu’elle masquait. Jean s’assit près de son oncle et poursuivit avec chaleur :

— Un pareil état de choses devrait-il être souffert, devrait-il être accepté ? Tous les esprits ne devraient-ils pas se tendre vers la recherche d’un état meilleur, jusqu’à ce que la loi de justice fût reconnue et appliquée ?

— Bah ! dit Brafort, tout ça, c’est des utopies comme on en fera toujours, mais comme on n’en réalisera jamais. Il y a, vois-tu, la pratique et la théorie, qui ne peuvent pas s’accorder. On se plaît aux théories, quand Ou est jeune ; mais, quand il faut agir sérieusement, on prend les choses comme elles sont, comme elles ont toujours été, et comme elles seront toujours.

— Non, non ! s’écria Jean ; la loi des choses ne peut être l’injustice. Le mal n’est pas éternel. S’il en était ainsi, la vie serait abjecte, et tout être digne la devrait quitter en la repoussant du pied. Non, la justice, le bonheur, la fraternité ne sont pas des mots ; ils sont là, sous notre main, vérités magnifiques, éternelles, prêtes former, sous le souffle de l’esprit, l’harmonie sociale. Ah ! tenez, hier encore, en traversant vos ateliers, mon cœur brûlait de cette certitude. Je voyais par la pensée mous ces fronts abaitus se relever, ces yeux éteints briller d’intelligence, et ces joues hâves et ces poitrines étroites resplendir de force et de santé ; je voyais ces pauvres femmes, à présent les pires victimes de ce qu’on appelle si étrangement l’ordre social, elles doublement écrasées, doublement nétries, frappées de tous côtés à la fois, esclaves du maître, esclaves de l’esclave ; je les voyais s’épanouir un jour dans une liberté respectée, pures, intelligentes, heureuses. Je voyais partout le travail joyeux et vivifiant succéder au travail meurtrier, car aucun être humain ne naît pour la misère ni pour l’esclavage. Tout être humain, la femme aussi bien que l’homme, l’ouvrier comme le bourgeois et le paysan, naît pour le bonheur dans la liberté.

Brafort s’était croisé les bras, avait jeté la tête en arrière, et considérait son neveu d’un air de pitié indulgente. Un rire volontairement prolongé fut d’abord sa réponse ; puis, d’un ton paterne, il traita Jean de rêveur, de fou, d’utopiste, et objecta les vices de l’ouvrier.

— Eh bien soit, reprit Jean ; mais pourquoi vices ? Vous semblez croire qu’ils justifient le système ? Ils sont au contraire sa condamnation ; car il n’y a pas là deux races, vous le savez bien. L’ouvrier, le bourgeois, sont également des hommes ; tout dépend donc de la condition, et dès lors il est évident qu’il la faut changer. N’avez-vous pas vu de ces beaux enfants, échappés à la loi d’hérédité, qui atrophie Penfant par le père, se faner et se déformer peu à peu sous l’empire d’un travail sans réparation et sans relâche ? Qu’ils ne travaillent qu’à l’âge adulte, que jusque-là ils soient largement instruits, que chaque travailleur ait à son foyer le bien-être et des heures de loisir où il puisse retremper chaque jour son esprit dans l’étude et la participation à la vie publique, et l’on verrait, dans ces conditions nouvelles, combien les travailleurs arriveraient à dépasser les oisifs en santé morale, comme en santé physique et peut-être intellectuelle… Ces accusations…

Il s’arrêta en voyant son oncle se précipiter sur la paroi du bosquet formée par la grille, en écartant vivement une touffe de clématites et de pampres, que Jean lui-même, sans beaucoup y prendre garde, venait de voir s’agiter. Les feuillages écartés découvrirent une femme appuyée contre la grille et qui se rejeta en arrière, mais sans trop de confusion. On l’eût dit plutôt absorbée par ce qu’elle venait d’entendre ; jetant à l’intérieur du bosquet un long regard, qui s’arrêta sur Jean, elle sembla bien plus occupée de compléter son indiscrétion que de l’excuser.

Cette femme portait les vêtements de l’ouvrière : aussi Brafort lui cria-t-il, sans plus de politesse et d’un ton de maître :

— Que fais-tu là ?

Elle balbutia quelques mots qu’ils n’entendirent pas, et s’éloigna en marchant sur la route.

— Pardieu ! s’écria Brafort, je ne permettrai pas qu’on m’espionne ainsi.

Et il courut vers la porte d’entrée, afin de poursuivre l’indiscrète, qui du reste avait pris, de l’autre côté de la grille, la même direction. Ils se rencontrèrent au seuil.

— Eh bien !… s’écria Brafort.

Était-ce l’audace tranquille de la délinquante, qui se présentait ainsi d’elle-même ou sa beauté peu commune ? Toujours est-il que la parole expira sur les lèvres du propriétaire irrité. Cette femme ou plutôt cette jeune fille, — car elle était mince et délicate, et paraissait fort jeune au premier coup d’œil, — avait des yeux admirables de profondeur et d’éclat, qu’une paupière aux longs cils souvent abaissés rendaient mystérieux et doux. Sous des cheveux blonds, qu’enfermait à peine un petit bonnet ruché, un front de madone. Le nez long, délicat ; la lèvre mince et triste sur de belles petites dents sans tache ; sur sa joue déjà flétrie, le rose de la jeunesse luttait contre d’envahissantes pâleurs. On devinait dans cette créature si jeune toute une odyssée