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lui faire promettre de venir souvent à R…, mais les affaires de l’État… Bref, Maxime n’y alla pas, et la triste Eugénie n’eut pas même la consolation de recevoir par lui les nouvelles orales de ce Paris tant aimé.

Déjà, plusieurs moins avant leur départ pour la province, ils avaient mis Jean au collège. C’est un malheur pour l’enfant qui a sa mère, ce fut pour l’orphelin un soulagement. L’humeur de sa Tante, ses caprices, ses injustices, le faisaient beaucoup souffrir. Eugénie n’était pas une méchante femme, elle s’attendrissait en parlant de l’orphelin et protestait qu’elle voulait lui servir de mère ; mais la générosité de cette adoption, elle n’était pas sans en sentir le prix et la portait en compte à son neveu. Celui-ci malheureusement ignorait encore l’arithmétique : il aurait eu pour ses parents adoptifs l’affection filiale, un peu égoïste, il va sans dire, de l’enfant, qui ne peut donner plus que ne le permet son âge ; mais avant de savoir ce qu’était la reconnaissance, il s’entendit appeler ingrat. Pendant longtemps, il n’avait pas deviné pourquoi le bruit que faisait Maximilie et le bruit qu’li faisait lui-même n’avaient pas le même son aux oreilles de madame Brafort ; il ne s’était pas douté qu’il n’eût point le droit d’avoir des défauts comme un autre enfant, et ce ne fut qu’à force d’entendre Eugénie assurer qu’elle ne faisait entre lui et sa fille aucune. différence, qu’il finit par comprendre combien il en existait.

Nous ne nous étendrons pas sur la générosité de cette adoption des époux Brafort ; elle a été célébrée sur tant de tons dans leur entourage, que c’est un des faits qui ont le moins besoin d’être remis en lumière. On ne parlait guère de Brafort sans ajouter ce beau trait de bienfaisance à sa figure d’homme honnête et considéré ; sous ce rapport, la dette de l’orphelin a été payée par l’estime publique. Elle eût pu l’être par la joie même d’élever un enfant aussi bien doué que Jean ; mais ce malheureux livre de doit et avoir, ouvert à l’article Reconnaissance, et que l’ancien quincaillier et sa femme ne manquèrent jamais de tenir en partie double, gâta l’affection heureuse et sincère qui sans cela eût pu s’établir entre l’enfant et ses parents adoptifs. Il y avait aussi, du côté de Jean, une amertume entretenue par des souvenirs bien chers et tout différents ; l’absolutisme de son oncle exaltait son imagination, irritait ses nerfs, l’exaspérait. Quand un lien d’amour mutuel, pris aux entrailles de l’être, n’adoucit pas les dissensions de famille, et n’en efface pas le souvenir, elles arrivent à l’état de crises terribles, souvent funestes.

Dans cette geôle de l’enfance appelée collége, malgré tout, Jean respira ; il avait au moins du calme. La règle le meurtrissait bien, mais elle n’avait pas l’air de le faire exprès ; elle n’avait ni la voix aigre de sa tante, ni le ton lourd et solennel de son oncle : elle était la même pour tous. Il regretta Maximilie ; mais il connut bientôt l’amitié plus complète d’un enfant de son âge, externe au même collége, et nommé Georges d’Eriblac. C’était un joli garçon aux cheveux bouclés, dont les yeux brillaient de malice et dont les joues fines et roses semblaient toutes parfumées de soins et de baisers maternels. Tandis que Jean respirait la mélancolie, Georges exhalait ce bonheur de l’enfance, qui est expansion, gaieté, pétulance. Toujours simplement vêtu, il l’était cependant avec un goût qui révélait des poëmes de tendresse intime.

Cet enfant, qui joignait à beaucoup d’étourderie un cœur d’une adorable générosité, fut attiré par la tristesse de Jean ; de lui-même, il alla trouver dans un coin ce petit camarade sombre et lui porter cette lumière dont lui, l’enfant heureux, rayonnait. Jean répondit passionnément à cet appel, et l’amitié commencée à neuf ans ne fit que s’accroître, avec l’âge et l’intelligence, par le charme d’une intimité de plus en plus profonde. Après le départ de la famille Brafort pour …, la mère de Georges devint la Providence de Jean. Elle obtint du proviseur de le faire sortir, de temps en temps, le jeudi ; l’orphelin eut sa part des gâteries de Georges. À R…, on l’oubliait toute l’année, sauf aux trimestres, qui le rappelaient assez peu agréablement ; seulement, aux grandes vacances, Brafort venait chercher son neveu. Grâce à de longues promenades dans la campagne, à la lecture, à l’étude, à Maximilie, qui protégeait son cousin, grâce encore aux soins que prenait Jean d’éviter les occasions de conflit, ces deux mois se passaient sans trop d’encombre. Occupé de ses affaires et de ses plaisirs et recevant fréquemment du monde, Brafort avait peu le temps de songer à son neveu ; cependant il était rare que leur contact fortuit n’aboutit à quelque dissentiment, ce qui faisait dire à Brafort :

— Cet enfant-là est une tête de fer et un ingrat, la discipline du collège ne l’a point rompu.

Il l’accusait encore d’être sournois. Contre cet homme, son parent et son tuteur, qui disposait de lui souverainement, Jean n’avait guère qu’un refuge : la résistance intime et silencieuse. Cela irritait Brafort. Voici un exemple entre autres de l’hostilité de leurs vues. On se rappelle que le jour où Jacques avait présenté son fils à Brafort, celui-ci avait trouvé le nom de Jean trop vulgaire. Quand Brafort eut des rentes et reçut du monde, ce nom devint tout à fait choquant. Le moyen âge alors était à la mode, et Brafort déjà rêvait sa tour à créneaux. Il imposa donc à son neveu le nom de Johann, sans s’arrêter à la répugnance marquée de l’enfant ; Jean tenait au nom choisi par son père, et que la voix chérie de sa mère autrefois rendait si beau. Il dut subir le changement décrété : mais, toutes les fois qu’il fut appelé lui-même à se nommer, il dit Jean, et ne signa jamais autrement ses lettres.

— C’est de l’entêtement et de l’insolence, déclarait Brafort.

Entre eux existait ce malentendu, si fréquent dans nos mœurs encore monarchiques, entre le bienfaiteur et l’oblige. Aux yeux de Brafort, la reconnaissance consistait en l’abdication pleine et entière de la personnalité. Jean, de son côté, souffrait de recevoir les secours de son oncle et ne lui en savait pas gré ; car il se regardait comme enlevé par lui à son tuteur véritable, Charles de Labroie.

Celui-ci, à sa sortie de prison, avait réclamé le fils de Jacques, Brafort avait répondu par un refus rogue, et n’avait pas même permis que monsieur de Labroie vit l’enfant ; car ce républicain dévoué à ses croyances jusqu’à la ruine, jusqu’à la prison, jusqu’à la mort, ne pouvait être qu’un loup dans la bergerie de l’éducation de Jean. Monsieur de Labroie insista, vint à R…, et montra le billet, testament de Noelly, écrit quelques heures avant sa mort, et par lequel elle léguait son fils à son ami. Brafort eut une magnifique réponse :

— Monsieur, ce billet n’est pas légal. Mon frère existait encore, et ma belle-sœur, qui n’a jamais été veuve, puisqu’elle est morte en même temps que son mari, n’a pas eu le droit de disposer de son fils.

Charles de Labroie sortit sans ajouter un seul mot. À partir de ce moment, loin d’éprouver aucun scrupule à nouer des relations secrètes avec Jean, il s’en fit un devoir. Il rêvait encore aux moyens, quand un jour il vit entrer le petit Georges, porteur d’une lettre de son ami.

Soit par les indiscrétions de Maximilie, soit par des paroles échappées à son oncle et à sa tante, qui, selon l’habitude de beaucoup de gens, vivaient persuadés que les enfants n’ont pas d’oreilles, Jean savait les circonstances de la mort de ses parents, la délégation de sa mère, et les démarches infructueuses de Charles de Labroie. Il se rappelait cet ami avec la tendresse passionnée qui lui inspiraient tous les souvenirs du foyer maternel. Il avait voulu le revoir, et avait mis en campagne pour cet objet l’activité et la perspicacité de Georges.