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bout de cigare, tu ne comprendras jamais rien aux affaires, ma parole d’honneur. Eh bien ! voici la situation : les propriétaires (ils sont deux) de la susdite carrière. et un sieur Brotin, agent d’affaires ou soi-disant tel, sont venus me trouver. Ils ont là des hectares par centaines à exploiter ; il faut des fonds pour cela. Moyen d’en avoir, le crédit. Ce crédit, moi je puis le donner et je le donne. J’aurai la commande de l’État, j’aurai la route, j’aurai le concours de la presse financière ; c’est-à-dire enfin que je représente dans l’affaire le principal apport, la vitalité de l’œuvre. Aussi ai-je reçu pour ma part deux mille actions sur cinquante mille émises à deux cent cinquante francs. Franchement ce n’est pas assez ; aussi ne serais-je pas fâché d’augmenter un peu mes bénéfices. Eh bien ! veux-tu faire ce petit voyage ?

Brafort partit pour les carrières, les examina, prit nombre d’informations, et finalement écrivit à Maxime que les carrières, évaluées, suivant l’emission des res, à douze millions cinq cent mille francs, n’en valaient pas le dixième ; qu’il n’y avait dans tout le pays d’autres terrains de même nature que quelques hectares, situés à une assez grande distance des premières carrières et au fond de chemins perdus ; qu’il pouvait les avoir au prix de trente mille francs, mais qu’il valait cent fois. mieux abandonner toute l’affaire. On les avait trompés, et il se désespérait ; car il avait pris avant son départ pour vingt-cinq mille francs d’actions.

Il reçut cette réponse de Maxime.

« Tu es à cent lieues, mon cher, de soupçonner l’importance que peut avoir une propriété industrielle bien exploitée. Achète les terrains et dépêche-toi ; nos actions priment de quinze francs. »

Brafort, abasourdi, mais à l’égard de Maxime toujours docile, acheta, revint à Paris, et constata le succès des actions. Il en acheta alors deux cents autres au pair, et entra dans ses fonctions de membre du conseil de surveillance. Ce fut en cette qualité qu’il ratifia l’acte d’achat par la société, au prix de trois cent mille francs, de nouveaux terrains appartenant à monsieur Maxime de Renoux, président, et à monsieur Jean-Baptiste Brafort, membre du conseil. Il n’y eut pas de contestations entre les parties. Ces mêmes terrains, achetés trois cent mille francs par monsieur Brafort, du conseil de surveillance, avaient coûté trente mille francs à monsieur Brafort, simple particulier. Si inféodé que fût Jean-Baptiste aux décisions de son ami, il eut pourtant des scrupules ; mais ils cédèrent devant l’affirmation de Maxime, — affirmation d’ailleurs appuyée de preuves, — que les grands financiers agissaient ainsi. Bientôt. après, toujours pour imiter les grands financiers, Maxime et Brafort vendirent leurs actions à vingt francs de prime et se retirèrent de la compagnie. Et ce qui prouve qu’en effet, suivant le dire de Brafort, Maxime avait en affaires un flair excellent, c’est que la compagnie fit faillite un an après. Les actionnaires furent ruinés, et ne surent jamais bien pourquoi. Brafort s’en doutait à peine ; mais ce qu’il savait très-bien et qui obscurcissait tout le reste, c’est qu’après ces diverses opérations, il se trouvait à la tête de deux cent cinquante mille francs. C’est alors qu’il prit le parti de se faire chef d’industrie, bien que Maxime, à qui il convenait comme agent, eût continué volontiers de le guider dans la grande spéculation. On n’a pas su les motifs de cette détermination de Brafort ; nous ne pouvons que les deviner par la connaissance intime que nous avons de son esprit et de son caractère.

Il était, nous l’avons vu par l’exemple de sa liquidation commerciale, d’une probité scrupuleuse ; seulement cette probité n’était susceptible de s’exercer que dans des limites convenues. En d’autres termes, il tenait à faire son devoir ; mais ce devoir ne lui était révélé que par l’opinion commune. Jusqu’alors ces deux termes : la conscience de Brafort et la morale régnante, avaient vécu, comme ils étaient nés, en parfaite intelligence. Mais il n’en fut pas tout à fait de même dans cette atmosphère tropicale de la haute finance, où le principe de l’exploitation, poussé à ses conséquences extrêmes, s’épanouit en fruits d’un tel éclat que l’on ne peut guère se méprendre sur leur nature. Il n’y eut pas divorce toutefois, mais seulement tiraillements, inquiétudes ; car, d’autre part, le patronage de Maxime et l’exemple illustre des P…, des M…, des Z…, et des R… étaient de ces prestiges devant lesquels l’intelligence de Brafort devait longtemps hésiter et se confondre.

Soupçonner que des hommes si riches, si considérés, des hommes dont le nom passe en proverbe et fait l’admiration des badauds : des hommes qui peuvent être comptés parmi les gloires nationales, puisque leur nom est sur toutes les lèvres ; des hommes qui vont à la cour et qui portent sur leur poitrine toutes les décorations de l’Europe… Ah ! allons donc ! Nier la lumière du soleil, possible encore ; mais le respect dû à de telles gens !…

Pour les croire coupables d’escroquerie, ces grands hommes, il eût fallu douter du principe hiérarchique lui-même et admettre que l’ordre social favorise le haut banditisme. Brafort pouvait-il même soupçonner cela ?

Au nombre de ces motifs d’aveuglement, n’oublions pas la joie de cet homme, si longtemps pauvre, en se voyant enfin déjà riche et en possession de l’instrument nécessaire à la conquête d’une grande fortune. Cependant ce fut, n’en doutons pas, un malaise secret et. persistant qui le chassa des autres régions financières ; il voulut être manufacturier, « préférant, dit-il, les choses palpables aux choses fictives. »

— Il me semble, objecta Maxime avec son ironique sourire, que les choses fictives deviennent assez palpables en nos mains ; toute la différence est que tu gagneras moins dans l’industrie. Mais prélever de l’argent ici ou là, c’est la même chose.

Maxime avait raison : en dehors de la production directe et du service nécessaire, le gain légitime n’existe pas. Mais, depuis que l’industrie règne, on est tellement habitué a voir le patron s’enrichir où l’ouvrier vit à peine, que c’est chose toute simple et où la conscience des Brafort se sent à l’aise. Au reste, loin d’appuyer sur les objections, Maxime, au contraire, se mit tout à coup à seconder l’idée de Brafort, mais secrètement, sans doute pour ne pas déplaire à Eugénie, qui ne voulait pas entendre parler de quitter Paris. Ce fut même Maxime qui, par un de ses amis, découvrit une affaire avantageuse à R… et la fit proposer à Brafort. C’était une filature fort négligée par suite de l’incurie et des embarras du propriétaire, établissement à refaire et que Brafort acquit à bon marché. Il y fit de grandes améliorations, se procura en Angleterre un contre-maître habile, visita les différents centres de cette industrie, et mit à s’instruire des pratiques du métier une ardeur patiente.

Ils s’établirent donc à R… malgré le désespoir d’Eugénie. Elle ne voulait pas quitter Paris, alléguant qu’elle y était née, que sa famille y vivait… L’amour de la famille n’avait jamais coûté si peu de visites et tant de larmes. Depuis le retour de fortune des Brafort, les Leblanc s’étaient rapprochés ; mais Eugénie, la veille encore, leur gardait rancune, et n’allait pas à Neuilly trois fois en six mois. Son chagrin alla pourtant jusqu’à la rendre malade, et Brafort resta convaincu plus que jamais que la femme est par nature un être déraisonnable, fantasque, incapable d’établir de justes rapports entre la valeur d’un objet et le sentiment qu’elle attache. Il usa donc avec une fermeté consciencieuse de ses droits, et entraîna à sa suite l’épouse éplorée. Pour lui, s’il donna quelques regrets à la capitale, son seul chagrin fut de quitter Maxime, cet ami qui lui avait toujours été si précieux, et que maintenant il regardait encore comme son bienfaiteur. Il n’avait pas manqué de