Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/276

Cette page n’a pas encore été corrigée

en même temps que leurs ivresses ont leurs douleurs. Les maisons n’étaient pas chères, les baux donnaient quinze pour cent du prix d’achat ; mais, comme l’avait remarqué Maxime, elles étaient vieilles, et cette propriété, mon Dieu ! cette propriété si chère avait quelque chose, hélas ! de précaire et de chancelant. Aux yeux de Brafort, la propriété a les attributs divins ; elle est ou devrait être éternelle.

Avant d’acheter, il avait tout visité, de la cave au grenier, soigneusement. Il savait ses maisons par cœur, et maintenant la moindre dégradation lui faisait mal. Comme il n’avait d’ailleurs rien à faire, il s’y rendait chaque jour, causait avec les concierges et faisait des visites aux locataires. Là, il recueillait toujours quelque sujet de colère et de désespoir. Le papier du troisième — du numéro 20 recevait constamment de nouvelles égratignures. C’étaient des gens négligents, que Brafort avait en horreur. Celle-ci avait des chats ; celui-là fumait, ce qui noircissait les plafonds. Ces autres avaient des enfants en nombre plus ou moins ridicule. Et enfin tous ses gens-là se permettaient d’agir à leur guise, comme s’ils avaient été chez eux. On consentait à les loger, moyennant un prix raisonnable ; mais s’il avaient le droit d’usage, avaient-ils celui d’usure ? Un de ces messieurs était si gros qu’il faisait gémir l’escalier, gémissements qui retentissaient dans l’âme de Brafort ; et vraiment, en voyant ces gens aller et venir ainsi du haut en bas, sans la moindre gêne, et fermer les portes quelquefois très-fort et parler haut, il trouvait qu’ils avaient bien peu de conscience, car c’était son pavé, son bois, ses rampes, ses plafonds et ses planchers, qu’ils usaient ainsi sans précaution. Les bonnes descendaient avec des paniers et frôlaient le mur. Un gravier, direz-vous, c’est peu de chose ; mais après tout, une maison ne se compose que de ça, et à la longue… Limer une maison, cela revient en somme à limer les pièces d’or. C’est donc un vol ; et cependant on ne pouvait rien contre ces gens-là, du moins en justice, car, pour les agacer et leur rendre la vie dure, il s’en acquittait consciencieusement.

D’un autre côté, Brafort, qui, nous le savons, avait des penchants dogmatiques, se disait que la fonction de propriétaire impliquait des devoirs sérieux, une responsabilité morale. Un peu plus, il se fût cru chargé d’âmes. Toujours est-il qu’il s’informait soigneusement des mœurs de ses locataires. Une dame qui vivait seule, et qui recevait chez elle plus de visiteurs que de visiteuses, reçut de lui son congé. Quelques locataires, chez lesquels il fit des scènes ou qu’il ennuya, le mirent à la porte et donnèrent congé. Pour d’autres dont les termes étaient en retard, il les rendait martyrs de ses exigences, tout en se croyant généreux. Ainsi était-il en train de dépeupler ses immeubles ; il rêvait une ligue de propriétaires qui ferait refleurir dans la société l’économie, l’ordre et les bonnes mœurs, quand un jour Maxime lui dit :

— Eh bien, mon cher, nos maisons vont sauter prochainement.

Brafort fit un bond.

— Que diable ! n’aie pas l’air si effaré. Il ne s’agit pas d’une mine de poudre ; mais simplement du tracé définitivement arrêté de cette belle rue qu’on veut mener en ligne droite de la Concorde à la Bastille, et qui s’appellera la rue de Rivoli. Eh bien, j’ai vu le plan ; nous serons expropriés.

— Expropriés !… Je n’entends pas ça, moi. Mais comment ? C’est une infamie, c’est une violation de la propriété ! Ces choses-là ne se passent pas en pleine civilisation. Je réclamerai, je…

— Pour Dieu, mon cher Brafort, ne crie pas de sorte. Nous serons indemnisés.

— Je ne veux pas d’indemnité, moi ! Je veux mon bien. Ma propriété est à moi, c’est une chose sacrée ! Ne suis-je pas libre ! C’est une indignité ! Le gouvernement n’a pas le droit.

— Brafort je ne te reconnais plus. Ton langage est tout à fait révolutionnaire.

— Est-il possible ? murmura le digne homme, s’apaisant un peu. Cependant, Maxime, nos maisons…

— Seront payées deux fois leur valeur, soupira monsieur de Renoux en se penchant vers son ami.

— Hein ! vous croyez ?… vraiment ?

— C’est à peu près certain, et pour ma part je m’en réjouis. Tu as pris trop tôt pour elles des entrailles de père. Tes affections, mon cher, ne sont pas assez abstraites. C’est à la valeur de l’objet qu’on doit s’attacher et non à l’objet lui-même. Sursum corda !

— Si nous sommes bien payés, reprit Brafort, et pourtant j’avoue que ça me fait quelque chose… Oui, et c’est ce qui prouve, ajouta-t-il d’un air profond, que le sentiment de la propriété…

— Garde ce saint respect, mais applique-le à d’autres immeubles ou plutôt au principe lui-même. L’homme, dit l’Écriture, ne doit pas s’attacher à ce qui passe, mais à ce qui est incorruptible et que les vers ne mangent point. Or, ce bien-là, mon cher, très-évidemment, c’est l’or.

Brafort se résigna, et bientôt porta toutes ses vues sur le chiffre de l’indemnité. On eut sans doute à cœur de le consoler, car ce chiffre fut magnifique. Les vieilles maisons, achetées trois cent cinquante mille francs, et que Brafort avait fait recrépir à neuf pour la circonstance, se trouvèrent estimées cinq cent mille francs.

— Mon cher, elles avaient beaucoup prospéré entre nos mains, dit sérieusement Maxime.

Dans cette opération, Brafort se trouva bénéficier pour son tiers de cinquante mille francs. Il resta persuadé que Maxime avait un flair excellent en affaires, et lui demanda bientôt ses conseils pour quelque autre transaction.

Maxime le fit quelque temps attendre, puis un jour l’envoya chercher,

— Mon cher, lui dit-il, il s’agit d’une société dont je vais être à peu près le fondateur. Tu pourrais prendre pour cinquante mille francs d’actions ; je t’en ferai donner pour soixante mille, et tu serais du conseil de surveillance.

— Du conseil de surveillance ! répéta Brafort, flatté de cet honneur, et qu’est-ce que cette société ?

Maxime eut un mouvement d’épaule d’une adorable négligence.

— Une société pour l’exploitation de carrières à Meung. Il y a beaucoup à faire.

— La pierre est belle ? demanda Brafort.

— Je n’en sais rien, répondit Maxime du même air insouciant.

— Comment ?

— Je n’ai pas eu le temps d’y aller voir.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez intéressé dans l’entreprise ?

— C’est-à-dire qu’on m’y intéresse. Je me suis engagé à obtenir une commande du ministère pour la construction d’une préfecture et de deux casernes, aux environs, et j’ai dans la tête un coup meilleur. Il n’y a pas là de route ; j’en ferai décider une, allant de la préfecture à une ville voisine, et passant, bien entendu, par notre carrière. Ça fera un crochet, mais bah !… Tiens, à ce propos, ajouta Maxime en posant sa main sur le genou de Brafort, j’ai une idée : tu devrais aller à ma place là-bas, tu verrais les terrains qui constituent la carrière, et tu achèterais, en mon et au tien, par tiers, si tu veux, une certaine étendue de terrains environnants, pouvant être soupçonnés de contenir de la pierre. Nous les revendons ensuite à la société.

— Pourquoi ne pas acheter ces terrains de suite en son nom ? demanda Brafort.

— Ah ça ! mon cher, s’écria Maxime, en jetant son