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bre funèbre, reconnut son frère et sa belle-sœur, et fut subitement dégrisé de sa fureur par une douleur profonde. Quand aucun préjugé n’y faisait obstacle, Brafort avait du cœur. Oubliant jusqu’à la crainte de se compromettre, il releva ces corps inanimés, se chargea du convoi, réunit leur tombe à celle de sa mère, et répondit aux récriminations d’Eugénie sur la charge nouvelle que leur imposait le petit Jean en déclarant qu’il n’abandonnerait point le fils de son frère.

Ce fut le premier élan. Vinrent ensuite les réflexions, et nous devons ajouter que les observations d’Eugénie bientôt après furent mieux comprises, et que Brafort essaya de se débarrasser de son neveu, ou du moins de se faire indemniser de ses soins, en écrivant au père de Noelly ; mais l’entêté bonhomme n’avait pas même répondu, et le petit ménage du maréchal des logis avait dû continuer, bon gré, mal gré, mais plutôt mal gré, à nourrir une bouche de plus.

Cependant, ce malheur même leur valut un avantage qui fut en même temps pour Brafort une joie immense : il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur pour sa belle conduite dans l’affaire de Saint-Merri. S’était-il conduit mieux qu’un autre ? Maxime reçut à bon droit les remercîments d’Eugénie. Elle eût pourtant préféré de l’avancement, c’est-à-dire plus que la modeste pension de légionnaire. Aux yeux de Brafort, au contraire, la fortune même eût à peine valu cette distinction, qu’il avait rêvée sans l’espérer, et qui le grandissait à ses propres yeux. Elle devint pour lui désormais une source constante de joie et de fierté. Il était né pour elle. Ses émotions d’enfant au sujet de la croix de mérite, lorsqu’il traversait jadis le village de Laforgue, en l’étalant sur sa poitrine gonflée d’orgueil, étaient comme un présage de cette prédestination. Et maintenant encore lorsqu’il sortit pour la première fois dans la rue avec sa croix, il eut peine à cacher l’excès de son émotion, et à garder ce calme modeste, et ces regards contenus qui siéent à un homme orné d’un enseigne, celle du mérite même.

À l’époque où il perdit ses parents, Jean avait huit ans. On ne le vit point pleurer, — peut-être se cachait-il pour cela, — mais une stupeur profonde, où l’enfance mêlait son naïf étonnement de la douleur, et un morne désespoir le saisirent. Il mangeait à peine, il ne jouait pas, et pendant plus d’un an la fièvre le pâlit et le dévora. Le changement si brusque de traitement et d’éducation qu’il subissait concourait à rendre cette impression plus cruelle et plus profonde. Eugénie n’était pas méchante, mais ne savait pas être juste ; elle s’emportait, punissait selon son caprice, imposait à tout propos le silence et l’immobilité, si funestes à l’enfance ; et gênée et surmenée comme elle l’était par les soins et les soucis matériels, elle se laissait aller à exiger de l’enfant plus d’aide que normalement à son âge il n’en devait donner. Nature profondément sensible, et dont toute l’énergie était concentrée au cœur, Jean aurait succombé sans Maximilie ; mais la petite fille, plus jeune que lui de cinq ans, et qui souffrait comme tout enfant d’être seule, s’attacha spontanément à lui, se fit protéger et gâter par ce frère aîné, le nourrit des caresses dont il manquait, enfin le sauva. Sans elle, ce pauvre enfant se serait senti de trop sur la terre et s’en serait allé ; les petits bras de sa cousine, si souvent tendus vers lui, le retinrent. Quand ils pouvaient passer ensemble deux heures au Luxembourg, tandis que madame Brafort, après les y avoir conduits, retournait à son ménage ou faisait des commissions, ils étaient heureux. Jean portait dans ses bras Maximilie, la défendait, l’amusait, et elle, l’appelant son bon petit Zan, lui donnait sur ses joues pâles, privées de baisers maternels, tantôt des tapes mignonnes et tantôt de gros baisers.

Charles de Labroie n’avait-il donc pas reçu le dernier billet de Noelly, qui lui recommandait son enfant ? Il ne l’avait reçu qu’au moment où on venait l’arrêter. Sa part dans l’émeute cependant avait été presque nulle : homme de paix et de pensée, il répugnait à verser le sang. Mais l’instruction prouva qu’il avait connu le complot, et il fut condamné à deux ans de prison. Il écrivit à Brafort pour lui déclarer l’intention de se charger de Jean aussitôt après sa libération. Cette proposition de la part d’un homme compromis avait été reçue dédaigneusement par Brafort, et il avait répondu de façon évasive, se réservant d’accepter ou de refuser plus tard, suivant ses convenances. En attendant, il se fit nommer tuteur de son neveu. Ajoutons tout de suite que lorsque la fortune lui eut souri, comme il le disait, il repoussa grossièrement les offres d’un homme presque ruiné, d’un homme à moitié fou, prétendait-il, ami du désordre, et qui eût poussé Jean dans la voie fatale où ses parents s’étaient égarés. Brafort se chargea donc entièrement de l’éducation de son neveu, se promettant d’en faire un homme sage et positif, car il ne doutait nullement, ce bon Brafort, que la pâte humaine ne fût chose pétrissable au gré du sculpteur, et que l’on ne pût faire des hommes vertueux comme on fait des dieux de marbre. Le tout est de savoir s’y prendre, disait-il, et d’employer les bons moyens. C’étaient les moyens antiques : le fouet, les verges, une rigoureuse discipline et une inflexible fermeté. Il fallait enfin rompre le caractère de l’enfant et, cette grande œuvre faite, lui inculquer de bonnes habitudes, lui enseigner de bons préceptes. Les principes religieux aussi étaient utiles dans l’enfance. Plus tard, à l’âge de raison, il ferait comme tout le monde et mettrait cela de côté. Ce système profond, qui régnait alors et qui règne encore, paraissait admirable à Brafort, et même, bien que le caractère de son élève et tous les résultats obtenus y donnassent un continuel démenti, il ne cessa point d’y avoir foi.

Sur un point cependant il céda, mais par cœur, non par conviction. La première fois qu’il voulut fouetter le petit Jean, l’enfant se réfugia derrière une chaise et, tout disposé à se défendre, pâle, nerveux, imposant dans sa faiblesse, il s’écria :

— Papa ne m’a jamais frappé !

Il ressemblait tant à son père en ce moment, que la verge tomba des mains de Brafort et qu’il se contenta de dire avec menace :

— Ah ! petit drôle ! si tu étais mon fils !…

Toutefois, il faut l’avouer, il regretta cette concession ; sa conscience en était inquiéte. Le petit Jean n’annonçait point, à vrai dire, de mauvais penchants ; mais ce qui effrayait Brafort et l’irritait, c’était précisément ce caractère qui ne se brisait point, certaines fiertés invincibles et des résistances que l’oncle et la tante, pénétrés de leurs bienfaits à l’égard de l’orphelin, n’hésitaient point à qualifier d’ingratitude et de perversité.

— Ce garçon-là se croit le droit d’avoir une volonté ! s’écriait Brafort avec indignation.

Il devenait chaque jour plus évident que le caractère de Jean n’était point rompu. Or, à qui veut rompre et briser, il faut des armes. Brafort méditait donc l’achat d’une cravache, et se proposait d’en venir aux grands moyens, quand la fortune vint changer le cours de ses préoccupations, et le décider à mettre Jean au collège.

Voici comment la chose arriva :

Un soir, par un incident imprévu, Brafort, qui devait ne rentrer qu’après minuit, se trouva relevé de son service et revint avant dix heures à la caserne, que sa famille habitait maintenant. Pensant que sa femme était couchée, il mit doucement la clef dans la serrure, entra de même avec précaution, franchit légèrement l’antichambre, qui servait de cuisine et où dormait le petit Jean, et arriva sur le seuil de la pièce principale…, où il resta pétrifié ; car voici le spectacle qui s’offrit à ses yeux et qui, l’on en conviendra, excuse bien la méprise, si inconvenante fût-elle, que Brafort commit pendant un instant :