Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/269

Cette page n’a pas encore été corrigée

représailles révolutionnaires. On juge le droit sur sa propre mesure, bien. Mais encore faut-il reconnaître que nous sommes forcément de notre temps, même quand nous protestons contre lui : la jeune révolution avait été si mal élevée par sa marâtre, la monarchie ! Et puis, quatre-vingts ans d’expiation, n’est-ce point assez ?

Ce n’est rien toutefois pour qui décrète l’éternité des supplices. Aussi l’exploitation de la légende révolutionnaire durera-t-elle tant que l’éducation publique n’échappera aux mains du clergé que pour tomber dans celle de la royauté. Brafort, comme tous ses contemporains, l’avait entendu raconter par sa mère avec des soupirs et des signes de croix. Il avait vu son père, ancien terroriste, courbant la tête sous les souvenirs de son passé, se rendre à la messe dévotement ; et dans tous les livres d’histoire mis entre ses mains à l’école et au collége, n’avait-il pas vu que les hommes de cette époque avaient pour habitude journalière de se baigner dans le sang ? Marat ne lui avait-il pas été présenté sous forme de bête apocalyptique ? Robespierre, avec la queue et les griffes de Satan, et de tous les autres sans-culottes, aux bras nus et rouges par état, les avait-il jamais vus faire autre chose que brandir des sabres et vociférer ? Tout cela mêlé à l’apothéose du vertueux Louis XVI et du martyre des prêtres fidèles. Car c’étaient l’Empire et l’Église qui s’étaient chargés d’élever les fils des républicains. Voilà pourquoi, dans sa conscience d’honnête homme, Brafort ne voulait pas de la République et pourquoi ce jour-là, 5 juin 1832, les fils des vainqueurs de la Bastille juraient de se faire tuer pour la royauté. Tandis que, d’autre part, des hommes humains, généreux, assumant bravement la responsabilité d’une tradition qu’ils n’eussent à aucun prix continuée, ne voyaient autre chose à faire qu’à tirer au sort des balles les destinées de leur foi.

La fusillade augmentait et à chaque instant éclatait sur des points nouveaux ; Paris s’embrasait. L’oreille tendue, le cœur serré, Brafort et ses compagnons en étaient arrivés à ce degré d’inquiétude où l’on brûle d’affronter le danger pour ne plus l’attendre, quand ils virent s’avancer vers eux une troupe nombreuse et confuse entourant le catafalque arraché aux soldats de l’escorte, et conduisant au Panthéon. Au milieu de ces cris, de ce tumulte, de ces chants guerriers, de ces espoirs, de ces haines, de tant de passion, de tels flots de vie, cette chose de mort, ainsi disputée et ballottée, gardait son silence énigmatique et sa morne passivité. Lamarque, dans un tel jour, ne saisissait point son épée, il ne faisait plus entendre ces éloquentes, ces vibrantes paroles qui coulaient de ses lèvres aux grands jours, il se taisait ; au fond de son catafalque que pénétraient des cris révolutionnaires et le chant de la Marseillaise, rien ne s’agitait ; rien n’est donc capable de ressusciter les morts.

Les deux troupes s’attaquèrent avec fureur. En dépit de leur courage, les gardes municipaux furent contraints de reculer, et ils auraient dû céder le passage, sans deux escadrons de cuirassiers qui arrivèrent au galop, chargèrent la foule, la dispersèrent, et restèrent maîtres du convoi. Mais l’émeute éclatait avec un ensemble qui dès l’abord présagea une révolution. Une partie de la garde nationale en était, et aussi, disait-on, le général Lafayette, qu’on portait en triomphe, et de l’École polytechnique, ceux du moins qui avaient pu forcer la porte franchir les murs, On désarmait les postes, on construisait des barricades, on attaquait les casernes, on s’emparait d’une poudrière et d’une fabrique de fusils ; enfin la troupe, vivement abjurée de se joindre aux insurgés, hésitait.

Le soir, les deux tiers de Paris étaient au pouvoir de l’insurrection et la terreur régnait aux Tuileries. Mais, d’une part, un grand nombre de gens du peuple, se rappelant les souffrances qu’avait entraînées pour eux le mouvement de 1830, et ne pouvant se rappeler aucun avantage qu’ils en eussent reçu, restaient neutres ; tandis que les chefs parlementaires, dont la décision eût entraîné celle des troupes et d’une partie considérable de la bourgeoisie, spéculant sur les probabilités, au lieu de consulter leur conscience, hésitaient et tremblaient de se prononcer contre le futur vainqueur. L’instant de la décision passa. Des environs de Paris, de nouvelles troupes et des gardes nationales affluèrent ; les peureux se rallièrent, et dès lors tout ce qui était indécis, lâche ou neutre ; se trouva par le fait contre la Révolution, pour le pouvoir. Les courages fléchirent.

Quant à Jacques, sans se livrer à d’autres calculs, puisqu’on se battait pour la République, il se battait, sûr, ainsi qu’il l’avait dit à son frère en 1830, de réafficher, du moins en lettres de sang, l’Évangile nouveau, trahi des rois, incompris des peuples. Il était de ceux qui se fortifiaient au cloître Saint-Merri, mais déjà la partie était perdue ; les héroïques seuls la soutinrent, et le combat désormais inégal mais acharné, se prolongea dans la nuit.

Le lendemain, comme la ville au matin s’éveillait de ce cauchemar, madame Brafort entendit frapper à sa porte ; elle croyait ouvrir à son mari, mais c’était Noelly, qui tenait son fils dans ses bras.

La jeune femme était d’une pâleur livide ; mais dans son regard brûlait une flamme qui semblait l’expression d’une force indomptable.

— Ma sœur, dit-elle en entrant, voulez-vous me garder Jean aujourd’hui ? Je n’ose emporter cet enfant avec moi, au milieu des balles, et ne puis le laisser seul.

— Des balles ! répéta Eugénie avec terreur. Est-ce qu’on se bat près d’ici ?

— Non, pas ici, bien loin, là-bas, rue Saint-Martin. Voulez-vous me garder Jean ?

Sans doute. Mettez-le sur mon lit, car il dort encore, ce pauvre petit. Et pourquoi l’avez-vous levé si matin ? Où allez-vous ?

— Je vais trouver Jacques.

— Vous savez où il est ?

— Oui, rue Saint-Martin.

— Est-ce qu’il se bat ? grand Dieu ! Ah ! que les hommes sont fous ! Je vous plains, ma chère. Mais comment pouvez-vous aller où on bat ? C’est très-imprudent ; songez donc une balle pourrait vous atteindre et…

— Oh ! je n’ai pas peur, dit doucement Noelly. Ne vous inquiétez pas ; Jacques y est, je vous l’ai dit. Je vais le chercher, et je tâcherai… de revenir avec lui.

Elle avait posé sur le lit son fils endormi et l’enveloppait d’un regard profond, avide, comme pour l’emporter dans son âme. Elle se pencha sur lui, l’embrassa convulsivement, et sortit si vite, qu’Eugénie, désirant de nouvelles explications et voulant essayer de la retenir, courut inutilement sur le palier, et ne put en se penchant sur la rampe, qu’apercevoir un pan flottant de sa robe, tout en bas, dans le corridor.

Eugénie rentra chez elle très-déconcertée. Elle trouvait sa belle-sœur toujours extraordinaire et vraiment trop prompte. Y pensait-elle de s’aller fourrer en pareille bagarre ? brrr !… quand on était si heureux de se trouver à l’abri dans sa maison ! Certes, elle était elle-même, Eugénie, inquiète de son mari, mais ce n’était pas une raison… Ce serait bien triste s’il venait à leur manquer. Seule, avec sa petite fille, que deviendrait-elle ?… Heureusement Maximilie avait un protecteur… Pensée bien douce !… Mais qu’allait-elle faire, grand Dieu ! de ce petit garçon, et on le lui laissait tout le jour, car elle avait déjà bien assez de peine ?… Et s’il arrivait malheur aux parents ! C’est cela !… grand Dieu ! quelle affaires !

Pendant ce monologue de madame Brafort, Noelly filait sur les trottoirs à la manière d’une flèche qui saurait son chemin. De là, des Ursulines au pont Saint-Michel, les rues qu’elle traversa avaient à peu de choses près, leur physionomie accoutumée. Sauf quelques