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Quels fils secrets avait donc emporté, dans sa main débile, ce vieux roi, débris d’un passé mort ? Quoi ! l’activité de la France, délivrée et rajeunie, dépendait de cet homme au cerveau étroit, aux pas tremblants ? Ces héros populaires, brillants d’enthousiasme, de force et de jeunesse, qui viennent de briser le trône, auraient besoin pour vivre de ce vieillard ? Et cependant, lorsqu’après avoir déposé les armes et lavé les traces sanglantes du combat, il avait reprit le chemin de l’atelier… plus d’ouvrage ! Pourquoi ? — On ne sait, mais c’est ainsi. — De sorte que là, en pleine vigueur, en pleine expansion des forces et des facultés de l’être, sous le soleil splendide et sur le sol couvert de fruits et de fleurs, ils se trouvent réduits à l’impuissance et dévorés par la faim. Ils manquent de nourriture, de vêtements, d’abri. Ils savent créer ces choses ; la terre n’a point changé, sa fécondité est la même ; rien n’a été retranche de l’ensemble des richesses humaines : et cependant ces hommes ne peuvent ni se bâtir un toit, ni produire leurs aliments, ni tisser les étoffes dont ils ont besoin !

Encore une fois, d’où vient cette situation étrange ? — On répond : La confiance n’est pas rétablie, le crédit manque. C’est tout. L’ennemi est invisible et insaisissable, mais ses coups n’en sont que plus sûrs et plus mortels. Il y a des gens toutefois qui disent savoir le fin mot de l’affaire, et voici ce qu’ils révèlent : Les choses sont telles, parce qu’elles sont ainsi. Vous souffrez et mourez selon des lois régulières et sages. Il n’y a rien à faire à cela.

Lois mystérieuses, à part les simples lumières du jour et de l’esprit. Mais quel est donc le chaînon secret qui les unit à toutes les vieilles causes, ou plutôt à la cause générale de tout despotisme ? Toujours étrangères aux nobles ivresses, pour elles, la liberté n’a point de crédit, l’Égalité fait la baisse, et la Fraternité ne représente pas un sou ; un peuple fibre est un bandit qu’elles garrottent et condamnent à mourir de faim. En juillet 1830, bien qu’adoucies par une royauté nouvelle, cependant, le duc d’Orléans, jurant la Charte, ne pouvait à leurs yeux valoir Charles X la violant. Ce fut plus tard seulement, quand Louis-Philippe corrompit les âmes et trahit la liberté, que les faveurs de ces lois honnêtes lui revinrent et qu’elles le vengèrent à son tour sur ses vainqueurs. Admirable et sacré mystère que ce gouvernement occulte des choses de l’esprit par des lois irresponsables, inconnues du vulgaire, insaisissables, et qui détient de feu de l’émeute, aussi bien que les décrets des républiques ; pouvoir dont la royauté même n’est plus que l’agent et le plastron ; saint des saints dont l’obscurité fait prestige, et que Brafort, l’adorant sans le comprendre, tout écrasé de ses coups, eût encore défendu, les armes à la main.

Car Jean-Baptiste Brafort, qui ne l’avait pas mérité, fut une des victimes de cette paralysie subite infligée au corps social après toute révolution dans le sens de la liberté. Il ne put obtenir l’emprunt sur lequel il avait compté, il ne put satisfaire à ses échéances ; la faillite d’une maison de banque lui fit perdre vingt mille francs ; ses traites lui revinrent protestées ; grâce enfin d’une part à ses débiteurs, et de l’autre à ses créanciers, il se vit perdu. Son beau-père, très-gêné lui-même, ne put lui venir en aide ; puis, s’il faut tout dire, ce digne monsieur Leblanc, si fort jusque-là avec ses gouvernantes, en avait à la fin trouvé une qui vengeait les autres, le menant haut la main et rondement. Cette habile personne, après avoir protesté de sa tendresse pour Eugénie et de sa compassion pour le malheur du jeune ménage, prouva clairement à monsieur Leblanc que c’était le plus grand tort qu’il pût faire à sa fille que de se ruiner pour elle et de se mettre hors d’état de lui être utile un jour… plus tard. Brafort trouva donc nul appui de ce côté. Le dernier coup lui fut porté par monsieur Ravel, son ancien associé, que la peur des révolutions faisait fuir en province, et qui exigea tout l’échu de sa créance. Il fallut donc, après des efforts désespérés, se résigner à une liquidation que l’état général des affaires rendait exceptionnellement désastreuse, et cette liquidation accomplie, il resta d’un côté, la dot de madame Brafort, garantie par son contrat ; l’autre, une dette presque égale, et qui entraînait la faillite, si madame Brafort usait de ses droits.

Notre héros a ses faiblesses. Qui n’en a pas ?? Mais ce moment de la vie les rachète peut-être. Il nous montre aussi que toute la conduite d’un homme dépend de sa conception du juste, plus ou moins étendue, plus ou moins vraie. Si Brafort profita dans le cours de sa vie, du bénéfice de maints avantages légaux, que des consciences plus éclairées déclarent illicites, c’est qu’il ne les jugea point tels. À ses yeux d’ailleurs, admettre que le législateur pût se tromper fut toujours une hérésie. Il y a toujours, presque toujours un droit dans le fait ; mais, pour Brafort, le fait, c’était le droit même. Le fait et la loi, deux vérités consacrées l’une par l’autre, faisaient un dogme. C’est l’opinion de bien des gens ; il y en a beaucoup moins qui, dans la contradiction des faits, ayant à choisir, prononcent à leur désavantage en faveur du droit d’autrui, Brafort eut cet héroïsme. Depuis des années, il avait tourné toutes ses aspirations vers la poursuite de la fortune ; il y avait employé toutes ses forces et subordonné tous ses sentiments. À force d’en rêver, il avait déjà vécu de ses espérances ; elles lui étaient chères, comme nous le sont nos plus intimes créations, œuvres, enfants, rêves. Avec la dot de sa femme, il pouvait recommencer un nouvel établissement et, par un labeur nouveau, réédifier le plan détruit. Il ne vit qu’une chose, c’est qu’il allait manquer à ses engagements, ruiner ceux qui s’étaient fiés à sa signature ; il vit son nom sur la liste des faillis… Son désespoir fut immense. Dans ses idées sur l’honneur de la famille et la responsabilité absolue du chef, sa femme et sa fille faisaient partie de lui-même et ne pouvaient loyalement séparer leurs intérêts du sien. Obligé pourtant, par son contrat, de tenir compte des droits et de la volonté d’Eugénie, lui si fier de son rôle de maître, si jaloux de sa dignité, il se mit aux pieds de sa femme pour obtenir qu’elle abandonnât sa dot et consommât ainsi leur ruine entière.

Eugénie consentit. Elle était habituée déjà à plier sous l’ascendant de son mari ; en outre, cette humilité inaccoutumée la toucha profondément. Elle eut peur aussi d’un suicide. Brafort avait murmuré : « Je ne survivrai pas à mon honneur. »

Cette décision courageuse acheva de brouiller madame Brafort avec son père ; mais à l’union de rencontre et de convention de ces deux époux, elle donna le lien que crée toujours une commune épreuve noblement supportée. À partir de ce moment, ils s’estimèrent ; Jean-Baptiste garda toujours une profonde reconnaissance à sa femme du sacrifice qu’elle lui avait fait. S’il ne composa pas plus qu’auparavant avec l’exercice du pouvoir marital, c’est qu’un sacerdoce ne se résigne point ; mais du moins ce souvenir réprima bien des impatiences, bien des rudesses, et valut plus tard à madame Brafort la satisfaction de beaucoup de ses fantaisies.


IX

DÉFENSEUR DE L’ORDRE.

Brafort et sa femme allèrent se loger à un quatrième, rue des Ursulines, dans un petit logement composé d’une seule chambre et d’un cabinet, et Brafort se mit à chercher un emploi. Il ne leur restait pour tout bien que cinq à six mille francs. Ce n’était pas assez pour