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pour l’obtenir qu’il tuerait plutôt tout le monde. Eugénie pleurait, et l’enfant, agité par le trouble de sa mère, criait.

Brafort, qui nommait la révolution de Juillet l’époque de sa ruine, a souvent raconté cette nuit d’angoisses, et lui donnait volontiers des traits épiques. En effet, quel que soit l’objet de la passion, elle soulève toujours dans l’âme humaine, à telle ou telle octave, ces orages, ces révoltes, ces gémissements dont l’humanité compose le spectacle qu’elle s’offre éternellement à elle-même. Et quelle Enéide ou quelle Iliade toucherait le cœur des Brafort autant qu’une épopée de douleurs commerciales ? Jean-Baptiste n’entendait jamais raconter pareil désastre sans s’écrier : Non ignara mali… À quoi il ajoutait immédiatement, pour le vulgaire : Qui ne sait compatir, etc.

Le lendemain, 28, le canon gronda, la bataille révolutionnaire emplit de sang les rues et l’atmosphère d’héroïsme. Pour un vague espoir de liberté, le peuple donnait sa vie, tandis que, effrayés, plus que satisfaits de cette alliance, les chefs de la bourgeoisie, pour la plupart, hésitaient encore et attendaient l’événement. Brafort, comme eux, rêva de pillage, d’assignats, de guillotine, et, saisissant son fusil, malgré les pleurs de sa femme, il sortit, mais sans parti pris et pour savoir seulement ce qui se passait.

Il vit d’admirables traits d’audace et de dévouement, le drapeau tricolore flottant, la troupe hésitante. Une foule ivre d’enthousiasme le roula dans ses flots et faillit l’entraîner à la bataille ; mais, se souvenant d’avoir été soldat sous le drapeau blanc, et se rappelant son respect pour l’ordre établi, il s’arracha à ces excitations et rentra chez lui, plein d’appréhensions et de tristesse. Il avait vu des femmes se mêler au mouvement, distribuer des balles et des cartouches, et jeter des pavés sur les soldats. Des femmes !…

— Je te tuerais ! disait-il à Eugénie, tout tremblant encore d’indignation, si tu étais capable d’en faire autant.

Eugénie n’avait garde. Elle avait arrangé dans la cave une cachette, où elle avait porté la caisse, des provisions et une couchette pour l’enfant. Elle tremblait au moindre bruit, priait, gémissait. En entendant pousser dans la rue le cri : Vive la République ! elle tomba à genoux, les bras au ciel.

— Nous allons tous être guillotinés ! s’écria-t-elle.

Car on lui avait soigneusement appris au couvent à confondre ces deux choses. Brafort lui-même n’en savait guère plus. Dans le jour blafard de cette boutique, solidement barricadée, les terreurs de sa femme l’énervaient. Le soir, aussi bien qu’elle, il se crut perdu, quand il entendit un grand coup frappé à sa porte. Il saisit son fusil en demandant :

— Qui va là ?

— Moi ! répondit la voix franche et joyeuse de Jacques.

Dans la boutique, l’air et le jour entrèrent avec lui. Il avait un fusil en bandoulière, les vêtements en désordre, la figure illuminée.

— Pourquoi vous barricader ainsi ? Il n’y a rien à craindre : la troupe fraternise avec le peuple. Demain nous sommes vainqueurs. Ah ! quel bonheur ! Enfin les voici revenus, les grands jours de la liberté !

— La liberté, demanda Brafort d’un ton dogmatique et sévère, laquelle ?

— Il n’y en a qu’une, la vraie, celle qui est pour tous.

— La liberté coiffée du bonnet rouge ? Non ! non ! il y a encore des honnêtes gens, et nous ne souffrirons pas…

— Avec ou sans bonnet, mon vieux, ne te fâche point. Le bonnet, va, ne fait rien à l’affaire. Ne montre donc pas comme ça les dents à la joie du peuple. Tout va bien. J’étais venu pour vous rassurer et vous demander en passant un morceau de pain. Je n’ai pas mangé depuis hier.

Eugénie le servit. Il mangea rapidement ; une joie immense le transfigurait, et des paroles ardentes s’exhalaient de ses lèvres.

— Oui, la sainte liberté, l’épanouissement de ce monde, la séve joyeuse et pleine ! Il n’y a plus de roi en France. Le vieux passé de mensonge et de servitude est mort !

— La liberté pour tous, dit sentencieusement Brafort, est un rêve impossible. C’est l’anarchie.

— Malheureux, tais-toi, tu blasphèmes ! Et de quel droit retirer à aucun de nos frères la sainte mamelle nourricière ? Qui donc, à moins d’avoir perdu la raison, peut s’effrayer d’être libre ?

— Ce n’est pas ma liberté que je crains, dit Brafort ; mais celle des autres.

Jacques sauta en l’air.

— Bravo ! bien trouvé ! Oui, c’est cela ! Voilà bien le fond de nos monarchies. Ah ! malheureux ! que me rappelles-tu ? Mon ivresse m’a-t-elle trompé ? n’y a-t-il pas des élans qui sauvent et qui renouvellent le monde ?

— Tu vis comme toujours dans tes illusions, reprit Brafort. Vous êtes une poignée de généreux insensés, qui vous nourrissez de rêves et croyez pouvoir changer l’humanité. L’humanité ne change pas. Vous ne ferez que nous livrer aux hasards de l’anarchie, des mauvaises passions, aux saturnales révolutionnaires. Comme les hommes de 89, vous périrez dans l’incendie que vous aurez vous-mêmes allumé. La révolution, comme Saturne…

— Nous échouerions encore, s’écria Jacques avec des regards étincelants, que notre sacrifice ne serait pas vain. Car nous aurions donné une édition de plus de cet Évangile en action, le plus grand de tous les livres, et que, à force de le voir imprimer en lettres de sang, les hommes finiront par comprendre. Nous serions l’affiche sans cesse déchirée qui revient sans cesse placarder aux murs son appel. Mais laisse-moi ; je ne veux pas de tes doutes. Tu nies la lumière et la chaleur dans Paris en feu. Je te plains de rester à part de ce grand élan !

Il partait quand son frère l’arrêta pour lui demander si l’on ne songeait point à l’empire… Le duc de Reischtadt…

— Ceux qui savent mourir pour la liberté, répondit Jacques impétueusement, ne cherchent pas de maîtres ; ils abandonnent ce soin à ceux qui se cachent aujourd’hui, et qui sortiront demain pour s’emparer de notre victoire.

Jacques s’arrêta, son regard devint sombre et fixe, et sur le seuil, immobile, il oubliait de partir.

— Ah ! murmurait-il avec une expression navrée en portant la main à son front, je les avais oubliés ! Oui, mais ils se retrouveront ; oui, demain… Et alors, nous qui donnons aujourd’hui tout le sang de nos veines et tout l’espoir de nos âmes… Oh ! ce serait horrible ! Il baissait la tête, et toute cette illumination de force, d’espoir, de confiance, qui, lorsqu’il était entré, transfigurait son visage, avait disparu. Le contact de son frère, en lui montrant tout un côté oublié de l’humanité, l’arrachait brutalement au rêve héroïque qu’en ce moment même il essayait de forger au feu de la bataille. Mais bientôt un éclair jaillit de ses yeux ; son visage exprima une résolution nouvelle, quoique plus sombre, et, sans ajouter un mot, il s’élança dans la rue et disparut.

— Pauvre tête ! s’écria Brafort après son départ. Pauvre tête ! répéta-t-il encore en assujettissant les barres et les verrous qui fermaient la boutique à l’intérieur. Hélas ! dit-il en revenant, c’est à de vaines théories qu’on sacrifie l’avenir de cette enfant.

Ce fut la première marque d’intérêt que Brafort