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pas, je l’écoute ; il pense me convertir. Je suis allé aux séances, c’est curieux.

Vois-tu, mon cher, j’imagine que les épreuves de l’émigration que les parents ont subies, et qui sans doute ont vivement impressionné madame de Labroie, ont causé par contre-coup, un fort ébranlement dans le cerveau de ce fils des preux, et y ont tout mis hors des gonds. Il est de ces gens qui reprennent jusqu’aux choses contemporaines de notre mère Ève, pour les regarder à la loupe et les redresser.

— Ainsi, demanda Brafort avec un sourire de satisfaction, vous pensez comme moi que ce qu’ils appellent leur doctrine est une folie ?

— Oui, quant aux possibilités d’exécution, bien que ce soit puissamment raisonné. Mais, à la manière dont est fait l’homme et dont il a fait le monde, des gens qui viennent restaurer le droit à la place du privilége, dire : de chacun selon sa capacité, à chacun selon ses œuvres ; ces gens-là sont assurément de grands fous. À moins qu’ils ne comptent sur les siècles futurs ; alors, à leur aise. Pour moi, qui n’ai besoin que de trente ans d’avenir à peu près, et avant tout de demain et d’aujourd’hui, je songe à bâtir ma maison avec les matériaux que j’ai sous la main : sottise des petits, vanité des grands. Que voulez-vous ? je me sens profondément incapable de coucher à la belle étoile, même avec des frères, même avec des sœurs. — À propos, sais-tu que la femme de Jacques est bien jolie ? Plus que jolie, ravissante. Et ta femme à toi ? Il faudra pourtant que je la voie. Tu m’as invité à ton mariage, mon cher. Je voulais y aller, parole d’honneur. Mais ça m’a été impossible. Au revoir ! Ah ! mais dis-moi un peu ce qu’on pense dans vos boutiques de ce qui se passe ?

— De la politique ? Je ne m’en occupe pas du tout.

— Tu as tort. Il est toujours bon de savoir d’où vient le vent. Le vieux roi fait des bêtises à rallumer de ses cendres la révolution. Ah ! si les rois étaient avisés !… Il y en a encore pour longtemps de la monarchie dans ce bon peuple de France ! Le roi Charles X ne veut pas régner avec les bourgeois. Eh bien, les bourgeois régneront sans lui. Tu sais que je suis de l’opposition ?

— Non, vraiment, je l’ignorais. Quoi ! vous-même ?

— Eh ! mon cher, c’est ce que je te disais tout à l’heure ; il faut savoir d’où vient le vent. Oui, j’écris de temps en temps au Courrier français. J’ai aussi plaidé avec éclat deux causes politiques. Ayez donc de la gloire ! Au moins on le sait à Laforgue. Papa le dit. Allons, c’est entendu : la première fois que je passe rue Saint-Dominique, j’entre chez toi.

Et l’élégant Maxime, ayant appelé du geste un cocher qui passait, montait en voiture, quand Brafort le retint d’un air suppliant :

— Un conseil, Maxime, je vous prie.

— En deux mots.

— Vous savez que Jacques s’est marié en Angleterre ?

— Il a été bien heureux là-bas, le scélérat !

— Ce mariage est-il valable en France ?

— Je m’imagine qu’il ne s’en inquiète guère. Non, probablement. Pourquoi cela ?

— C’est que, s’il en est ainsi, je ne puis vraiment permettre que ma femme voie une personne… dans une telle situation…

— Tudieu ! tu es bien effarouchable à l’endroit des relations de madame Brafort ! ne sois pas si puriste, mon cher. Tu blesserais Jacques vivement. Il ne faut jamais se faire d’ennemis sans un intérêt sérieux.

Sur cet aphorisme, le jeune de Renoux ferma la portière, laissant Brafort regagner seul sa demeure, en proie à de grandes perplexités.

Il les apaisa cependant en se promettant d’insister près de Jacques pour qu’il fît régulariser son mariage, et dès lors il crut pouvoir parler à sa femme de la rencontre qu’il avait faite de son frère, de Maxime et du vicomte de Labroie, à propos duquel il ne pouvait se lasser de répéter :

— Il y a des gens bien étonnants, ma parole d’honneur !

— Pour l’enfant, ajoutait-il, auquel ils ont donné, comme à plaisir, le nom le plus commun qu’on puisse trouver, tu t’arrangeras pour que notre héritier ne soit pas élevé comme ça, car il n’a pas cessé de remuer tout le temps que nous avons été là, tantôt grimpant sur les genoux du vicomte, sans cérémonie, tantôt sur les épaules de son père. Un enfant doit rester tranquille, surtout quand il y a du monde. J’ai voulu le prendre sur mes genoux, ne fût-ce que pour l’empêcher de tourner comme cela sans cesse autour de nous ; il n’a pas voulu, et, sa mère l’ayant engagé doucement, sans le gronder, à venir à moi, il a répondu : Non, je ne veux pas ! Tu penses peut-être qu’elle lui a donné le fouet ? Pas du tout, elle n’a rien dit… Ouf ! ma parole d’honneur, ça fait monter le feu au visage. Élever des enfants comme ça ! non, non, ça n’est pas ainsi que je l’entends. Il faut que notre mioche obéisse militairement ou sinon… Ah ! tu peux faire la moue. Je ne tiens pas compte des sensibleries, moi.

Brafort, il va sans dire, voulait un garçon. Il l’avait même nommé d’avance, et s’était décidé pour le nom d’Alfred, après avoir hésité longtemps entre ceux de René, d’Edgar et d’Arthur, qui étaient alors également à la mode en littérature. Obéissante à ses désirs, Eugénie mit au monde, au printemps de 1829, un garçon qu’elle eût bien voulu garder près d’elle et nourrir elle-même. Mais son mari en avait décidé autrement. Il voulait sa femme au comptoir ; l’enfant fut donc envoyé en nourrice à la campagne. Au moins le devait-on visiter souvent ; mais c’était loin, à dix lieues. Les soins du commerce et l’économie s’opposaient à ce voyage. Quelques mois après, un jour on reçut la triste nouvelle que l’enfant n’était plus. Ce fut une déception pour Brafort, et une vraie douleur pour Eugénie. Pendant les deux jours qu’elle avait gardé l’enfant près d’elle, déjà elle s’était sentie mère. Il avait lui, dans sa vie monotone, comme un rayon déjà éteint. Dans les bras maternels, il eût vécu, elle en était sûre ; mais l’impitoyable entêtement de son mari lui avait refusé ce bonheur, ce droit sacré ! Jamais elle ne put le lui pardonner, et ce fut un des souvenirs, concentrés en elle, qui parfois s’épanchaient en paroles amères.

Plus philosophe, Brafort pensa que ce n’était pas une perte difficile à réparer que celle d’un enfant de quelques mois, et bientôt madame Brafort redevint enceinte. On rêva cette fois d’avoir Maxime pour parrain, car il était enfin venu faire visite, et avait même accepté une invitation à dîner. Ces deux apparitions lui avaient suffi pour conquérir les sympathies de madame Brafort, presque à l’égal de celles du mari. Maxime, comme la plupart des ambitieux, acceptait facilement la faveur des femmes.

Pourquoi ? Par calcul ? Non ; le calcul d’ailleurs n’y réussit pas de même. C’est qu’en réalité l’élément féminin le touchait fort. Les ambitieux sont pour la plupart des artistes. Quoi qu’on en dise, les femmes ne se trompent guère sur la sincérité d’un hommage ; elles ne se trompent que sur la durée possible de cette sincérité. Maxime fut touché de la jeunesse et de la mélancolie de madame Brafort ; il eut pour elle une galanterie mêlée de respect, à quoi elle n’était point habituée, et qui la toucha vivement. Elle fut également ravie de son aisance et de sa faconde. Maxime enfin accepta le filleul proposé ; ce fut pour les époux une joie pleine d’orgueil.

Brafort ne réussit pas moins dans une autre négociation, celle qui avait pour but la légalisation du mariage de Jacques, et par conséquent la légitimation du petit Jean. Il prêta même en cette occasion la somme nécessaire car, dans les questions d’honneur de la famille, il n’hésitait pas. Les deux belles-sueurs purent donc se voir, sans que la délicatesse de madame Brafort en fût compro-