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à ces attaques frivoles contre l’autel et le trône où, aussi bien que d’autres, il se plaisait ; et il fût rentré, avec une complète ferveur, dans le pacte si solidement construit, si étourdiment rompu, qui faisait de la double chaîne de l’obéissance et du commandement, le système moral du monde.

Car d’adopter le système contraire, c’est-à-dire de renoncer au dogme de sa suprématie naturelle, à lui, Brafort, comme homme, à l’égard de sa femme, l’idée ne lui en fût jamais venue. Dire à quel point il y tenait est difficile. Il y tenait, à la fois, comme on tient à sa fortune et aux dons plus personnels que la nature vous a départis ; comme on tient à ce qui vous constitue une importance définie, accusée, à ce qui vous donne un titre, une valeur. En effet, sans ce brevet de royauté que lui conférait son sexe, et qui arrivait à porter ses effets surtout dans le mariage, qu’eût-il été par lui-même ? Une goutte dans l’Océan, roulée parmi les autres, sans choix et sans distinction, une simple unité, un n’importe qui, dont ni le moindre diplôme ni le moindre bout de ruban n’attestaient la valeur spéciale.

Depuis la croix de mérite gagnée à la petite école de Laforgue, et qui avait allumé dans son âme le feu sacré de l’ambition, il n’en avait point eu d’autres. Or, beaucoup de natures se sentent comme inquiétées dans le sentiment de leur propre existence, lorsqu’elles ne se voient pas affirmées par des marques extérieures aux yeux d’autrui. Brafort éprouvait le besoin secret de ne pas douter de lui-même, et le consentement des faits et des hommes lui était nécessaire pour cela. Il était donc doucement chatouillé dans sa fierté, à l’idée de posséder une double personnalité en ce monde, de devoir à quelqu’un sa protection, d’être responsable pour deux, et d’avoir sous sa tutelle, en sa possession, un être marqué de son nom, et passible de ses décisions et de ses actes.

Comprenant donc toute la valeur de ce sacerdoce (c’est le mot qu’il employait), Brafort songea d’avance à en garantir l’exercice. Il n’ignorait pas qu’il existe chez la femme, en dépit des lois et des mœurs, une diabolique nature qui regimbe contre le joug et se traduit, ne pouvant employer la force, en toutes sortes de ruses, câlineries et détours. Il relut à ce sujet tous les bons auteurs et se promit d’y mettre bon ordre, fût-ce même au milieu de la lune de miel ; car, avec tous les esprits forts de ce monde, il estimait qu’il faut prendre les choses dès le début, et mater son adversaire par des coups d’éclat.

Pendant ce temps, Eugénie envisageait la question d’un côté tout opposé. Elle avait pris au sérieux les adorations des fiançailles, elle rêvait ce rôle de favorite-reine que l’adulation des hommes présente à la femme. Comme toutes les jeunes filles, elle apportait dans le mariage beaucoup d’illusions, ne fût-ce que celles de son âge ; une confiance naïve en la vie, en l’amour, même en son mari, bien qu’elle ne le connût point, et certaine confiance aussi dans le pouvoir de ses charmes. En un mot, elle aussi voulait régner. La terre entière est encore affolée de royauté, et chacun la fonde où il peut.

Naturellement un conflit devait s’ensuivre de ces deux prétentions opposées. Il y avait encore d’autres sources de malentendu. Si peu d’élévation et de délicatesse naturelle que possède une fille de dix-huit ans, élevée dans la famille, il faut reconnaître qu’elle apporte dans l’union conjugale, de tout autres instincts de ceux d’un homme de trente ans, initié à l’amour par des courtisanes et ballotté depuis le collége par la vie publique ; tandis qu’autour d’elle tout a concouru à conserver l’innocence de la pensée ; autour de lui, tout a conspiré pour la détruire et en effacer jusqu’au souvenir. Il y a dans la vie sociale, comme dans la vie terrestre, la face éclairée et la face obscure ; seulement le côté de l’ombre dans la vie sociale est toujours le même, et ce Tartare de misère et d’infamie n’est pas le moins étendu ni le moins peuplé. Elle n’a vu que le jour ; il a vécu dans cette ombre. Non-seulement douze à quinze ans d’âge les séparent, mais douze à quinze ans d’habitudes contraires. Pour chacun d’eux, les réalités ne sont pas les mêmes ; les mots répondent à des idées différentes, ils vivent chacun dans un monde à part. Et c’était bien ainsi que l’entendait Brafort, et ce contraste lui semblait une chose admirable.

Ce ne fut pas l’avis d’Eugénie. Nous n’oserions rapporter les confidences que Brafort à ce sujet fit à ses amis ; elles seraient loin d’ailleurs de nous faire comprendre une situation dont le fond sérieux lui échappait complétement. Si forte toutefois que soit la déception. dans un jeune être, il ne peut renoncer à l’espérance, et se rattache, avec toutes les forces de conservation. qu’il possède, à tout ce qu’il peut saisir. En dehors du mari qu’elle s’est donnée, quel bonheur, avenir, quel recours peut avoir une jeune femme ? Aucun. Il faut donc, bon gré mal gré, espérer, croire, vivre en un mot, aimer si l’on peut, ou tout au moins être aimée. Eugénie reprit courage et, jetant à la mer quelques illusions, s’arma instinctivement pour la lutte.

Malheureusement pour elle, sa cause était perdue d’avance. Le mariage actuel est un combat entre deux éléments contraires, qui tendent mutuellement à s’absorber. Mais combat inégal, où la femme n’a pas seulement contre elle une personnalité rivale, mais le désavantage de l’âge, de l’expérience, de l’instruction, et de plus les lois, les mœurs, la société toute entière ; en de pareilles conditions, il lui faut pour vaincre des facultés personnelles dix fois supérieures qu’Eugénie ne possédait pas. Ses qualités, comme ses défauts, la condamnaient également. Elle avait un fonds natif de bonne foi, de douceur et de tendresse. Elle manquait d’énergie et de personnalité. Elle était étrangère à la ruse, à l’hypocrisie. Ces dernières qualités pouvaient, en des conditions si favorables, se développer ; mais pour le moment n’existaient pas.

La pauvre enfant n’imaginait que l’amour et ne comptait pas sur autre chose. Mais leur intimité ne pouvait être pour Brafort qu’un épisode galant de plus, qui seulement devait trainer toute la vie. Elle se croyait la femme et n’était qu’une femme. Assurément ce n’était pas l’amour tout sensuel et tout d’imagination que Jean-Baptiste éprouvait pour cette jolie fille, placée dans ses bras par monsieur Leblanc, qui pouvait changer ses idées et modifier ses plans. Elle pouvait lui plaire ou lui déplaire, lui rendre la vie agréable ou ennuyeuse, mais le toucher aux profondeurs de l’être, jamais ; car ceci est la puissance particulière de l’amour, et l’épouse presque toujours l’a perdue d’avance.

Les coquetteries naïves d’Eugénie parurent à Brafort très-gentilles ; mais, quand elle voulut en étendre la portée et les donner pour passe-port à ses volontés, ce fut alors que son mari, qui attendait cet instant, déploya toute sa fermeté.

C’était un dimanche soir. Les boutiquiers parisiens usaient alors très-peu de la promenade hors de Paris, que les chemins de fer ont depuis rendue facile. Ce jour-là, comme il avait plu, les deux époux avaient renoncé au dîner de famille, à Neuilly, chez monsieur Leblanc. Eugénie, vers le soir, émit le désir d’aller au spectacle ; mais Brafort allégua qu’il avait des lettres à faire assez pressées.

— Vraiment ! avait-elle dit du bout de deux jolies lèvres avancées en moue ; tu les feras demain, voilà tout.

— C’est cela ! Voilà bien les femmes ! s’écria Brafort. À demain les affaires, n’est-ce pas ? Tu sais ce qui arriva aux tyrans de Thèbes ? Je ne ferai pas comme eux.

— Non, je n’en sais rien, dit-elle ; mais, s’il leur est arrivé malheur, pour des tyrans, c’est bien fait. Je ne