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— Alors c’est convenu. Quel jour ?

— Je… te le dirai.

— Ah ! mon cher, pas de ça ; il faut fixer, parce que, tu comprends, ton Atala en trouvera long à dire ; ça lanternerait et tout ça ne serait pas convenable vis-à-vis des Leblanc. Nous sommes aujourd’hui dimanche. Veux-tu mercredi ?

— Remettons à l’autre dimanche ; monsieur Leblanc sera plus libre, et moi aussi.

— Ah ! poltron, ce n’est pas cette raison-là…

— Tu verras, dit Brafort piqué, si je suis poltron… Il me faut cependant le temps de me retourner un peu.

— À dimanche donc ! Et maintenant, va goûter les derniers plaisirs du célibat, et que les faveurs de Cupidon te soient douces.

Ils se séparèrent alors, et Jean-Baptiste pressa le pas pour se rendre chez Atala.

Elle l’attendait impatiemment, car l’heure était avancée ; mais, tendre comme toujours, elle ne lui reprocha que très-doucement sa lenteur. Il répondit presque brutalement, car il éprouvait un embarras pénible ; il était mécontent, vraiment mécontent, et c’était bien un peu la faute d’Atala s’il se trouvait dans une situation si désagréable, mille fois plus désagréable en ce moment qu’il n’avait pensé d’abord. Ces malheureuses filles ne savent guère les ennuis qu’elles causent en vous aimant bêtement comme elles font. On est homme, on a le cœur sensible. Pourquoi l’interrogeait-elle ainsi de son doux regard ? Bah ! des simagrées. Elle en a eu deux, elle en aura trois et davantage, voilà tout ; elle se consolera cette fois comme l’autre…

Ils devaient aller passer la journée hors barrières, dans les champs qui s’étendaient alors au-dessus de la rue de Clichy, vers Monceau ; ils dineraient dans une guinguette. Atala, toute la semaine, avaient désiré du beau temps ; or le ciel était magnifique. Mais il y avait des nuages sur le front de Jean-Baptiste, et la pauvre enfant eût de beaucoup préféré le ciel pluvieux et l’amour serein.

L’égoïsme humain a sur l’égoïsme bestial une supériorité incontestable, il est calculateur. Jean-Baptiste pensa bientôt à tirer parti de sa mauvaise humeur en y trouvant une occasion de brouille, mais la douceur d’Atala déjoua ce plan ; elle se contenta de verser quelques larmes à la dérobée. Jean-Baptiste, en quittant Polydore, avait préparé un petit discours bien sage ; il n’eut pas le courage de le prononcer et se dit : « Pourquoi ne pas profiter de ce dernier jour ? Il sera toujours temps… »

Dès lors il fut d’autant plus aimable et plus tendre qu’il se disait : C’est la dernière fois ! Pauvre Atala ! elle redevint heureuse, et fut loin de penser que l’ardeur nouvelle de son amant n’était due qu’à sa trahison.

Dès le lendemain, en revanche, Brafort écrivait à sa maîtresse :

« Ma chère Atala,

» C’est une bien belle chose que l’amour, et il devrait pouvoir durer toute la vie ! Malheureusement, c’est impossible ; la raison nous rappelle à des devoirs que nous voudrions oublier. Tu n’as jamais pu te faire illusion sur la durée du lien qui nous unit. L’amour seul l’a tressé, l’amour seul l’a rempli de ses charmes, et il ne pouvait être que passager. Eh bien ! l’heure fatale a sonné ! Les intérêts de mon commerce et de ma considération m’obligent à briser en gémissant une si aimable chaîne ! Hélas ! ne m’accable pas de reproches ; j’en souffre comme toi, et sois sûre que je ne pourrai oublier de sitôt les attraits que tu possèdes ni les plaisirs qu’ils m’ont fait goûter ! Adieu ! Pardonne à ton infidèle amant en faveur de ses regrets.

» JEAN-BAPTISTE. »

» P. S. Polydore, qui te remettra cette lettre, y joindra un témoignage de ma reconnaissance envers toi, car je ne veux pas te laisser dans l’embarras. Oublie-moi, puisqu’il le faut, le plus tôt que tu pourras. »

Il attendit fort anxieux le retour de Polydore.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, ç’a été dur ; elle ne voulait pas croire d’abord, puis elle a dit : « C’est pourtant son écriture ! c’est bien lui !… » Et alors elle a crié, pleuré, invoqué le ciel, que sais-je ? toutes les diableries des femmes. C’est égal, ma foi, c’est une jolie fille, et si je n’étais pas engagé… Ah ! mais oui, avec ça elle m’a criblé d’injures… Alors j’ai posé l’argent sur la table et je suis sorti.

— Pauvre fille ! elle m’aime bien, dit Jean-Baptiste, dont la vanité flattée ne laissait pas que de mêler une douceur à cet attendrissement.

Après le départ de Polydore, il restait plongé dans ses impressions, appuyé sur le comptoir, quand, voyant une ombre se profiler sur le jour de la porte, il leva les yeux et fut frappé de stupeur en reconnaissant Atala.

Il ne lui avait rien défendu plus sévèrement que de venir le trouver chez lui, mais il n’avait pu lui cacher son adresse. Elle était donc là, pâle et les traits altérés, avec une expression d’énergie et de désespoir qu’il ne lui connaissait pas encore ; et cependant elle n’avait point abdiqué cette douce réserve qui était un de ses charmes, et qu’il n’était point rare de trouver en ces temps-là chez ces pauvres filles, quand la mode et le goût de leurs amants ne leur avaient point encore imposé le cynisme. Devant le commis qui s’avançait, elle dit comme eût fait une étrangère :

— Je voudrais seulement parler à monsieur Brafort.

Jean-Baptiste alors se leva, la salua gauchement, et sortit avec elle de la boutique. Le commis certainement dut être étonné. Quelles furent ses suppositions ? C’est ce que se demandait Jean-Baptiste anxieusement en marchant à côté d’Atala sur le trottoir, et il étouffait de colère. Car elle avait contrevenu à ses ordres exprès, elle était venue jusque chez lui !… Cette audace !… Comment ! il avait tout arrangé pour que la chose se passât sans bruit, sans éclat, décemment, et puis !… Oh ! mais les femmes !… elles sont ainsi. Depuis assez longtemps cependant, on sait comment ces aventures-là finissent. Depuis qu’il en va ainsi dans le monde, elles savent de reste à quoi s’en tenir ; elles sont averties. Mais non, c’est toujours à recommencer ; elles feront toujours les étonnées et les pleurnicheuses. Qu’elles aillent au diable ! Il avait le droit de se marier apparemment ! Il avait avec lui la morale et les bons principes. Quelle effronterie ! Non, ces femmes-là ne savent pas ce qu’elles sont ; et c’est parce qu’il avait été poli, généreux, trop bon mille fois… Ah ! mais elle apprendra maintenant !…

Il se tourna vers elle d’un air menaçant. Elle tressaillit.

— Mon Dieu ! qu’ai-je fait ? Je n’ai rien dit. Mais il faut pourtant que je te parle. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Que t’ai-je fait ? qu’as-tu contre moi ?

Des larmes alors lui coupant la parole débordèrent de ses yeux bleus et roulèrent sur ses joues. Ils étaient déjà loin de la boutique. Cependant d’un ton sourd, mais furieux, il dit :

— Des scènes ! dans la rue !

Elle se tut, et ce fut Brafort qui reprit :

— J’ai fait pour vous ce que je devais, même plus. Combien d’autres quittent sans dire seulement adieu ! Qu’avez-vous à réclamer ? Qu’êtes-vous venue faire chez moi ?

— Hier ! hier ! balbutia-t-elle en choquant ses mains tremblantes ; hier encore tu m’as dit que tu m’aimais ! Brafort haussa les épaules.

— Eh bien ! oui, sans doute, je l’ai dit, et c’était vrai ; je le quittais avec regret, mais qu’y faire ? Une liaison