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tait mal l’orthographe et continuait de parler le berrichon ; mais en tenait encore moins à ces choses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Pourvu qu’on sût le latin, étudier la langue maternelle paraissait tout à fait oiseux ; c’était affaire, non du professeur, mais de la nourrice, et les exemples éclatants donnés par les maréchaux de l’empire avaient montré jusqu’à quel point il était facile de s’en passer.

Il faut bien le dire, une fois que ce parti douloureux eût été pris, Jean-Baptiste, débarrassé du thème et de la version, éprouva un soulagement consolateur. En somme, il n’était pas né pour les efforts de l’esprit. Il avait de la mémoire, de la bonne volonté ; mais sa nature s’appliquait bien plus volontiers aux faits qu’aux abstractions. Cependant, à aucun prix, il ne fût rentré dans les rangs du peuple en acceptant comme son frère le travail manuel. Une carrière qui, tout en excitant l’espérance d’une grande fortune, n’exige ni efforts d’esprit ni fatigues de corps, et qui, pour ces excellentes raisons, est si encombrée, le commerce, s’offrait naturellement à son choix.

Il découvrit un petit commerçant quincaillier, marié, mais sans enfants, et qui, pour pouvoir céder son fonds plus tard avec plus de sécurité, cherchait un associé muni de quelques billets de banque. C’était l’affaire de Jean-Baptiste. Mettant de côté l’ambition d’égaler les ducs et pairs, il se livra résolument à cette nouvelle carrière, passa toutes ses journées au magasin, prit le soir des leçons de comptabilité et s’initia aux affaires. Après tout, ce qu’il voulait obtenir par l’instruction, c’est-à-dire le succès, qu’était-ce au fond, sinon la grande, l’éternelle poursuite des hommes, la fortune et les honneurs ? Ce qui revient à un seul terme, les honneurs suivant toujours la fortune. El bien ! par le commerce, Jean-Baptiste pouvait arriver à la richesse plus largement que par tout autre moyen ; les honneurs viendraient ensuite. Il reprit donc ses rêves, légèrement modifiés, et se sentit plus heureux, plus à sa place, plus maître de sa situation qu’il n’avait jamais été.

Il avait alors dix-neuf ans passés. La conscription l’attendait à vingt ; mais, comme fils aîné de femme veuve, il n’avait point à s’en occuper.

Jean-Baptiste se livra donc tout entier aux affaires, et gagna promptement l’estime et l’amitié de son patron-associé, qui se plut à l’initier, par mille remarques et confidences, aux secrets et aux finesses du métier. Ce patron était un vieux petit homme à nez pointu, le chef couvert en tout temps d’un bonnet de laine gris à houppe, et dont la boutique, pour n’avoir qu’un vitrage étroit et fort simple, rue Saint-Dominique, n’était pas moins bien achalandée. Les magasins alors avaient peu de luxe extérieur ; on ne recherchait pas encore les belles filles pour le comptoir, et l’on trouvait assez naturel que la quincaillière fût édentée, puisque apparemment elle n’avait pu conserver ses dents.

Un dimanche matin, comme le patron fermait les volets de sa boutique, aidé de son associé et du petit saute-ruisseau, Jean-Baptiste, dans l’ardeur de son zèle pour la vente, exprima le regret que l’ordonnance de police empêchât ainsi le commerçant de réaliser un septième de bénéfice.

— Bah ! répondit le patron, ça ne gêne que le public, et ceux qui ont besoin de nos ustensiles ne s’en priveront pas pour cela. N’avez-vous pas remarqué déjà que le lundi est le meilleur jour de vente ? — Voyez-vous, ajouta-t-il en élevant la voix pour se faire entendre du petit garçon, on ne perd jamais à faire son devoir vis-à-vis de la religion, surtout en ce temps-ci.

Ce dernier membre de phrase fut prononcé à demi-voix et accompagné d’un coup d’œil expressif. Un instant après, quand ils furent seuls, le vieux quincaillier demanda à Jean-Baptiste s’il n’allait point à la messe.

— Quelquefois, répondit l’ancien enfant de chœur de Laforgue, dont le collége et quelques chansons de Bérenger avaient ébranlé la dévotion.

— Vous avez tort. Le vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin et plusieurs membres de la fabrique viennent acheter chez nous ; nous avons également une communauté. Venez avec moi. Nous avons deux chaises près du chœur. Il faut que l’on vous y voie et même que vous soyez assidu.

La droiture de Jean-Baptiste hésita.

— Je ne voudrais pas cependant faire de l’hypocrisie, dit-il.

— Ce n’est pas de l’hypocrisie, répliqua le patron. Je ne suis pas dévot ; mais j’aime l’ordre, parce que, pendant les agitations politiques, le commerce va toujours mal. J’ai vu bien des révolutions différentes, mais elles se ressemblent toutes en ceci : qu’on ne vend pas. Je ne vois donc pas à quoi elles servent. Or, pour quelle raison, je ne sais ; mais l’Église est du même avis que moi. Elle est le parti conservateur par excellence ; son idée et sans doute son intérêt est que rien ne bouge et ne change. On la voit toujours faire cause commune avec les rois et les princes, et par conséquent les gens d’ordre, qui veulent conserver leur bien, doivent la soutenir.

Ce raisonnement frappa beaucoup Jean-Baptiste. Il respectait, il vénérait l’ordre ; aussi, à partir de ce jour, se rendit-il à l’église tous les dimanches avec son associé. La bonne tenue de ce jeune homme et son assiduité firent merveille. La jeunesse alors donnait peu dans les églises, hors les fils de nobles, bien entendu. Le vicaire vint à la boutique et s’y arrêta pour causer ; il vint aussi quelques dévotes d’autour du chœur, et l’une d’elles fit entendre à Jean-Baptiste qu’elle se chargerait de lui trouver un bon parti, quelque perle d’innocence et de dévotion, embellie d’un bon sac d’écus. Un jour, à la procession, on lui mit un cierge dans la main. Des gens qu’il ne connaissait pas le saluaient, avec des regards tout humectés d’eau bénite ; une de ses clientes enfin n’eut point de paix qu’elle ne l’eût enrôlé dans la confrérie de Saint-Joseph.

Tout cela creusait de plus en plus la séparation entre les deux frères et désolait Jacques, lui qui détestait de si bon cœur ceux qu’on appelait alors les calotins, la prétraille, et qui portait dans sa poche, en guise de psautier, les chansons de Béranger.

La France aime les Frondes. Cette guerre d’escarmouches, irritante pour l’ennemi, brillante pour le soldat, ce tournoi de propos où l’avantage est si aisément pour l’opprimé, ce jeu d’écoliers triomphant du maître par la toute-puissance de l’esprit contre la force, la ravit au point qu’il lui fait oublier l’orgueil de se posséder elle-même, et qu’elle semble pardonner au despotisme en raison des plaisirs qu’il lui fournit. Jamais à aucune époque plus que sous la Restauration, cet esprit ne se montra mieux et ne sut mieux se satisfaire. Un roi impotent et gourmand ; des ridicules nobiliaires et cléricaux à pouffer de rire ; les voltigeurs de Louis XIV promenant les défroques en lambeaux de l’ancien régime ; une charte boiteuse, mais qui gênait tant le pouvoir qu’on feignait de l’adorer ; assez de persécutions pour que la passe d’armes fût vive, animée, sans trop de danger ; un divertissement général enfin, où tout le monde se fit acteur ; un entrain de conspiration à remplir les places publiques de gens échangeant mystérieusement un mot d’ordre connu de tous ; la chanson devenue la consolation d’un peuple et les tables de sa foi politique, si le mot foi peut convenir à ce vague ensemble de regrets fourvoyés et d’aspirations confuses, où les noms tenaient la place des principes, où la liberté chantait Austerlitz et déifiait l’empereur. — À force de chanter toutefois, à force de jouer à la conspiration, le jeu devint tragique, et le sang de Berton, de Caron, des quatre sergents, rendit la lutte irréconciliable, au moins pour les combattants sérieux.

Jacques était de ceux-ci. Sa nature ardente s’était