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suis dans cette étude, j’ai reconnu que lorsqu’on n’a pas de fortune, ce n’est qu’à force de temps, de patients services, et, qui pis est, le plus souvent, de servilités et de flatteries, qu’on peut arriver à la place de premier clerc, c’est-à-dire toujours dépendant, toujours pauvre, et par conséquent toujours méprisé par les gens de ce milieu, qui n’estiment que le luxe et la richesse. Et enfin, comme il faut, pour vivre avec eux, endosser certains habits, habiter certains logements, afficher certaines habitudes, il en résulte que le bourgeois de cette sorte est en réalité aussi pauvre et encore plus esclave que l’ouvrier. Je préfère vivre avec mes égaux et être libre.

— Nos égaux ! répéta Jean-Baptiste avec une souffrance évidente ; nous sommes tous égaux. Est-ce que je m’estime moins que le fils d’un duc et pair, moi, par exemple ? Pas du tout.

— Ce serait se faire leur inférieur que de les vouloir imiter.

— Je ne les imite pas, dit Jean-Baptiste ; seulement… je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à me procurer les avantages qu’ils possèdent.

— Moi, j’aime mieux y renoncer.

— Pourquoi ?

— Je ne puis pas bien te l’expliquer ; mais je sens que je fais mieux. Si la fortune était pour tout le monde, à la bonne heure ; mais, ma foi, comme sont les choses, j’aime autant être ouvrier.

— C’est un entêtement ridicule. Tu perds ton avenir.

— Je ne perds tout au plus que la place de premier clerc.

— Mon pauvre garçon !… Et en disant cela, Jean-Baptiste, si nouvel émancipé qu’il fût, eut trente ans de majesté. Mon pauvre garçon ! Mais tu ne comprendras rien aux choses de la vie. Premier clerc à trente ans, tu te maries et tu achètes une étude avec la dot de la femme.

— À trente ans ! Merci !…

— Un homme sage, dit Jean-Baptiste avec aplomb, ne doit pas se marier avant cet âge.

Et, avec un sourire fin, il ajouta : N’y a-t-il pas des moyens d’attendre ?

— C’est infâme ce que tu dis là !

Mais Jean-Baptiste haussa les épaules et reprit avec un aplomb nouveau :

— Avec la dot de ta femme…

— Sais-tu d’abord si ma femme a une dot ? cria Jacques exaspéré.

— Eh bien ! vous fâchez-vous là dedans ? demanda la mère, de la chambre à côté.

— Il est fou à lier, répondit Jean-Baptiste en haussant les épaules.

Et, suivant son frère, qui, sans plus l’écouter, passait dans la cambre voisine, il continua d’expliquer les avantages du plan bien connu qu’il avait adopté.

— Avec de l’instruction, un homme peut arriver à tout. L’instruction, c’est sa dot, avec laquelle il épouse une femme qui a de l’argent. Et c’est ainsi qu’un homme peut prétendre à tout.

Il en était si persuadé, ce bon Jean-Baptiste, et si content qu’il en fût ainsi !

— Qu’est-ce donc que tu appelles tout ? s’écria Jacques. Moi, je veux aimer et être libre.

— Ah ! si tu fais du roman…

— Enfin ne vous disputez pas, dit la mère, chacun son idée.

— Je suis le chef de famille, reprit Jean-Baptiste, et j’ai le devoir…

Jacques se mit à rire impertinemment.

— Il n’y a ici de chef de famille que notre mère, et tu n’es le chef que de ta propre personne, mon cher.

Ceci froissa Jean-Baptiste dans ses prétentions ; il répondit en ricanant :

— Bon aux têtes fêlées d’accepter la suprématie des femmes ; quant à moi…

— Quant à toi, s’écria Jacques, ton sot orgueil te rend capable d’insulter la mère…

Ils faillirent se battre ; la mère éperdue les sépara. Pendant quelque temps, ils cessèrent de se parler ; madame Brafort les réconcilia : mais cette fraternité d’occasion que leur avait faite la nature, si bizarre souvent à cet égard, avait besoin pour se maintenir d’un effort mutuel incessant. Nous n’avons rapporté la conversation précédente que pour mieux marquer la différence fondamentale de leurs caractères et de leurs idées. Jean-Baptiste, qui rêvait la fortune, et même la gloire volontiers, en voulait amèrement à son frère de goûts populaires qu’il trouvait absurdes et humiliants. Dirons-nous sa secrète pensée ? Il allait jusqu’à s’inquiéter du tort que telle parenté pourrait lui faire un jour pour son établissement, et plus tard enfin comment recevoir dans ses salons son frère et la femme et les enfants de son frère ?… C’est un des tours de la vanité que de causer aux hommes de réelles souffrances pour des chimères. On le voit, Jean-Baptiste visait très-haut… Mais qui ne fait ainsi ? La première place n’est-elle pas le rêve de tous dans cette civilisation monarchico-égalitaire, bâclée par l’empire avec les débris de la République et du droit divin ? N’est-ce pas là le grand stimulant de l’éducation ? Et si tous les pères et tous les instituteurs l’acceptent et le pratiquent, peut-on exiger d’un garçon de dix-neuf ans qu’il soit supérieur au milieu dans lequel il vit, et qui lui crie par toutes ses voix et lui démontre par tous ses faits que telle n’est pas la loi ? Jacques n’était pas ainsi, non ; mais Jacques n’était qu’un rêveur, et la fortune le lui fit bien voir.

Depuis l’arrivée de Noelly à Paris, à la suite de la famille de Labroie, les deux amants avaient repris leurs entrevues, mais moins libres et moins fréquentes. Cependant les fonctions de femme de chambre de mademoiselle de Labroie donnaient à Noelly des occasions de sortir dont elle profitait. Mademoiselle de Labroie, qui, pour rien au monde, ne fût sortie seule, envoyait chaque jour cette enfant, plus jeune et plus jolie qu’elle, faire ses commissions. C’était le matin, chez une fruitière du quartier, qu’ils se rencontraient, et le dimanche à l’église. Ce n’était plus si beau que dans les grands hêtres, mais toujours très-doux ! Jacques avait consulté Noelly sur son changement de carrière, et elle l’avait approuvé. Il est vrai qu’elle approuvait toutes les décisions de Jacques. L’état de compositeur, comme le disait Jean-Baptiste, manquait d’avenir ; mais ce qu’il leur fallait, à eux, c’était un présent le plus tôt possible. En deux ans, travaillant avec rage comme il le faisait, Jacques pouvait arriver au maximum des journées. Ils se mariaient alors. D’autres vivent ainsi, disaient-ils ; nous vivrons de même. L’essentiel pour eux était de se réunir.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste arrivait à une conviction fâcheuse, qui bouleversa tous ses plans : c’est qu’il lui faudrait piocher pendant trois ou quatre ans encore, tout au moins, pour arriver à un diplôme de bachelier, grâce auquel (après l’avoir payé de tout son capital), il se trouverait propre… seulement à faire de nouvelles études. Il reconnut, — les conseils du professeur auquel l’avait recommandé le magister de Laforgue l’y aidèrent, que, faute des dispositions spéciales et supérieures qui forcent la fortune quelquefois, faute d’un capital suffisant pour acheter une charge vénale, faute de protection pour suppléer à ces deux infériorités, il ne pouvait raisonnablement prétendre, en fait de professions libérales, qu’à celles de sous-maître dans un collége ou dans une pension. Ce n’était pas là son rêve. Il replia donc tristement ses pavillons de conquête, se disant en manière de consolation, qu’après tout il n’avait pas perdu son temps, puisqu’il avait acquis une certaine culture des belles-lettres et savait par cœur une bonne quantité de vers latins. Il est vrai qu’il met-