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fils de paysan qui vise à être des leurs. Maximilien, qui étudiait dans une pension à Paris, écrivit à son ancien camarade une lettre où le persiflage se mêlait à l’amitié avec assez d’art pour que Jean-Baptiste s’en trouva heureux ; car Maximilien semblait, en même temps, se réjouir de revoir son camarade et de lui apprendre mille jolies choses inconnues aux écoliers de province.

Comme on le prévoyait, monsieur de Labroie, qui avait reçu du milliard une fort belle indemnité, racheta la prairie. Ce ne furent que dix-huit mille francs à partager. Mais dans ce temps-là, des gens sobres et peu difficiles comme les Brafort pouvaient se loger et vivre à Paris pour peu d’argent. On se promit d’ébrécher le moins possible le capital, et l’on quitta en pleurant la prairie un jour d’octobre 1818. Le matin, dans le parc, Jacques et Noelly s’étaient fait des adieux pleins de tristesse, de passion et d’espérance. Noelly partait seulement deux semaines plus tard.

— Où, comment te verrai-je ? demandait Jacques.

— Je ne puis le savoir encore, disait-elle ; mais nous nous verrons, je te le promets.

Aussitôt installé, Jacques devait écrire leur adresse au maître d’école et Noelly se chargeait de la savoir. Ils n’avaient point de confident point de protecteur ; ils ne pouvaient pas même échanger de lettres ; mais ils se laissaient leur âme l’un à l’autre et le savaient bien.


III

DEVOT ET CARBONARO.

La ville est pour le paysan la grande attraction, l’ensemble indéterminé des choses supérieures qui peuvent ravir les sens et l’esprit, le centre en un mot de cet idéal que toute créature cherche ailleurs qu’en sa demeure. Mais l’acclimatation de l’homme des champs à la ville n’en est pas moins difficile et douloureuse. Plus de cet air vif, embaumé des senteurs des prés, de la vigne ou du colza, qui a balancé l’épi, qui frémi dans les peupliers ou gémi l’hiver dans les rameaux en froissant la feuille sèche des chênes ; cet air si pur qu’il défie l’immondice, le roule et le lave dans ses flots. Plus de cet espace où l’on va, vient, du dehors au dedans, sans cesse, espace riant ou sévère, blanc de givre ou lumineux de soleil, mais élastique et sans bornes, si familier, là-bas plein de rêves et de mirages, pétri de liberté ! Puis les commensaux de la cour et de la prairie, bonnes bêtes dont chacune a son nom ; peuple facile qui donne, comme tous les autres, à son souverain, nourriture et vêtement, outre les plaisirs de l’empire ; et sur la bonne terre, dont le sein a toujours, abondant ou non, quelques gouttes de lait, cette sécurité relative dont jouit l’enfant le plus pauvre dans le giron paternel.

Au lieu de tout cela, une chambre étroite, où l’on ne peut pas faire trois pas sans se heurter aux murs ou aux meubles, des meubles qu’on ne connaît pas ; l’air de la rue, falsification odieuse faite de gaz, d’haleines et des miasmes du ruisseau. Autour de soi, en haut, en bas, derrière chacune des trop minces cloisons, des voisins inconnus, dont les voix, les chants parfois obscènes, et les criailleries troublent vos jours et vos nuits. De l’humanité, le bruit, la gêne, le tapage, ses coudes dans vos flancs, ses exhalaisons dans votre nez, ses cris dans vos oreilles, ses pieds sur vos pieds ; mais de sourire, de parole amie, d’âme, point. Tous ces visages, fermés à votre aspect, ne vous disent qu’une chose : « Je ne vous connais point, je ne vous vois pas ; il y a un mur infranchissable entre vous et moi. » Dans cette foule qui vous écrase, vous êtes seul pourtant et n’avez d’autre ami, d’autre recours, d’autre Providence que les pièces de votre bourse. À la vérité, elles vous suffisent ; vous n’avez besoin d’autre nationalité, elles vous composent un droit que nul ne contestera ; grâce à elles, vous êtes citoyen de ce lieu. Même, si elles abondent, elles vous en font roi ; mais, baissent-elles, en revanche, vous diminuez avec elles ; si elles deviennent rares, vous agonisez. Si elles manquent, il vous faut mourir. Il n’y a point ici d’autre titre, d’autre mot de passe. N’invoquez pas l’humanité, la pitié ; dans le fracas de ce lieu, elles ne vous entendraient point. Elles y sont pourtant, comme y est toute chose ; mais, poussées au hasard, comme des feuilles par un torrent, elles vous frôlent sans vous voir. Votre titre, votre humanité, c’était l’argent. Où est-il ? Vous n’en avez plus ? Soit. Le cas est prévu : on jouit ici d’un ordre admirable, la Morgue vous inscrira.

Les Brafort louèrent, dans la traditionnelle rue Saint-Jacques, deux chambres donnant sur un de ces puits sans eau qu’on appelle des cours. La mère était éperdue, abêtie, privée de sens. Quand, levant la tête, elle apercevait au haut de son puits un nuage bleu, elle se mettait à pleurer. Quand il s’agissait d’acheter les provisions, elle revenait éplorée, disant qu’on la volait, quelquefois ne rapportant rien. Jean-Baptiste essayait de la réconforter avec des périodes, Jacques l’accompagnait et l’aidait. Elle finit par se relever un peu ; son chagrin se changea en une mélancolie muette, et ses fils crurent qu’elle s’habituait.

La demi-bourse de Jean-Baptiste n’arrivait point. Fatigué d’attente et de démarches, il entra comme externe au collège Henri IV ; mais une rude épreuve l’y attendait. Il croyait avoir fait sa seconde, on le mit en quatrième ; encore se trouva-t-il dans les derniers rangs, et parmi des condisciples plus jeunes que lui.

Depuis que la guerre avait cessé, les écoles s’étaient remplies ; on avait devant soi maintenant les carrières paisibles qui exigent l’étude et le savoir, et les fils de familles nobles ou bourgeoises affluaient dans les colléges et y dominaient, car la plupart des petits boutiquiers dans ce temps-là se contentaient encore de l’école primaire.

Avec ses dix-huit ans passés, sa bonne grosse figure et sa gaucherie, Jean-Baptiste fit merveille… comme plastron, dans ce monde-là. Il s’y trouvait bien aussi quelques humbles, avec lesquels il eût pu faire cause commune ; mais, selon les principes invariables de l’humaine nature, ces gens-là se fuyaient les uns les autres, et eussent rougi de leur mutuelle compagnie, préférant grossir la cour de tel ou tel petit personnage, qui les admettait à son service en qualité de souffre-douleur. Jean-Baptiste fit comme eux.

Il avait décidé son jeune frère à entrer dans une étude d’avoué pour les écritures, l’assurant qu’avec ses connaissances littéraires et un peu d’application, il trouverait là un avenir, — moins brillant sans doute que celui qui l’attendait, lui, Jean-Baptiste, mais encore fort avantageux. Jacques s’était laissé persuader, non sans craindre que le but fût trop éloigné pour son impatience ; car il ne songeait qu’à épouser Noelly dès ses vingt ans révolus, et plus tôt s’il était possible. Il ne resta pas plus de trois mois dans l’étude. Le ton du lieu, l’ennui et la fatigue d’une immobilité forcée, le dégoût enfin de ce travail, le chassèrent, et il annonça un jour à son frère qu’il allait entrer comme apprenti dans un atelier d’imprimerie.

Jean-Baptiste accueillit cette nouvelle avec une stupéfaction mêlée de colère.

— Et quoi ! s’écria-t-il, quand tu pourrais t’élever, tu ne songes qu’à descendre ! De bourgeois, devenir ouvrier ! quelle bassesse de goûts !

— Si c’est une question d’orgueil, répliqua Jacques, je te dirai précisément que le mien ne s’arrange pas de cette chicane, et qu’une profession qui sert à répandre la pensée me parait beaucoup plus noble. Depuis que je