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parfois de se rencontrer, ils en éprouvaient tant de privation et se revoyaient ensuite avec une telle joie, qu’ils ne purent s’empêcher de sentir qu’ils étaient deux à vivre d’une même destinée. Leur affection en devint plus avouée, plus exaltée, mais non pas plus éclairée sur sa nature et son but. Mais quoi ? la passion, que l’expérience chez d’autres eût prévue et appelée, n’existait pas encore ; ils n’avaient donc pas à la reconnaître. Comme la nature au printemps n’a que fleurs, parfums et poésies ; de même leur amour adolescent.

Noelly était fort peu surveillée ; elle avait perdu sa mère. La femme de charge du château s’occupait un peu de sa toilette, un peu de lui enseigner les travaux d’aiguille. Son père lui donnait d’autres leçons, et il la trouvait depuis quelque temps si intelligente et si avancée, qu’il en était ravi.

C’était toujours assez près de la maison du garde champêtre que les enfants se rencontraient, de peur des gens du château. Sans en être jamais convenus, sans peut-être en avoir délibéré avec eux-mêmes, ils avaient gardé l’un et l’autre le plus profond secret sur leur amitié. De telles intuitions, plus profondes et plus sagaces que des résolutions méditées, sont le génie de l’enfance. De même leur voix restait contenue ; point d’éclats, même dans leurs gaietés. Mais il arriva un matin que Jean-Baptiste vit son frère se glisser dans le parc et prit envie de le suivre. Sur ce terrain défendu naturellement, il s’avança doucement, sans appeler. Le son des voix le frappa ; il s’arrêta, crut reconnaître la voix de son frère, approcha plus doucement encore, et vit la jolie compagne de Jacques. Les deux enfants, comme d’habitude, tenaient le même livre, et le bras de Jacques entourait la taille de Noelly.

Jean-Baptiste se retira, comme il était venu, furtivement, et grandement émerveillé. Quoi ! Jacques avait une maîtresse, et lui, Jean-Baptiste, l’ainé, il n’en avait pas encore. Cela l’humilia beaucoup, et il se promit bien de ravir à l’étude le temps nécessaire pour faire une conquête à son tour.

Comme on le voit, l’imagination de Jean-Baptiste allait plus loin que celle de son frère, ou plutôt, c’est le contraire, elle se tenait plus près des réalités. Ce n’était pas en vain qu’il avait été mêlé de bonne heure aux conversations des hommes, et en particulier à celles de son père. À l’époque actuelle, peu de gens encore songent à respecter l’enfance ; à cette époque-là, on n’y pensait pas du tout, surtout à la campagne, la plaisanterie grivoise servait, en guise d’esprit, d’assaisonnement à la causerie. Comme toujours, de toute aventure légère, les hommes riaient entre eux, sans compter les suppositions bénévoles, et Jean-Baptiste n’était qu’un gamin, qu’il avait déjà entendu sur tous les tons, y compris le ton sentencieux, que c’était l’affaire des hommes de tromper les femmes, et affaire à celles-ci de se défendre ; qu’un enfant naturel n’avait à s’en prendre qu’à sa mère de son mauvais sort ; qu’en de telles actions enfin, la honte était pour la femme, la gloire pour le séducteur.

Et ces choses, que Jacques avait à peine entendues, qu’il eût peut-être déclaré odieuses, s’il y avait réfléchi, Jean-Baptiste les tenait pour choses aussi vraies que l’Évangile ; et cela, moins par égoïsme que par bonne foi. Car il était de ces natures éminemment réceptives, qui sont assurément de beaucoup les plus nombreuses, et chez lesquelles tout dépend des premières impressions reçues : natures candides, croyantes, qui tiennent à leurs convictions de toute la difficulté qu’elles auraient à s’en faire d’autres, et de tout leur goût pour la possession calme et tranquille des biens acquis. Si nous nous attachons ainsi à faire comprendre le fond de ce caractère, c’est qu’il a été mal compris et calomnié. La vérité en ce monde est relative. Qui donc en possède assez pour pouvoir dire : Là tout est mal, et, du côté de mon jugement, tout est bien. Brafort eut une éminente qualité, la première de toutes : il fut sincère.

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne commit point de mauvaises actions, mais il les commit consciencieusement. N’est-ce pas le plus sûr éloge qu’on puisse faire des plus grands saints ?

Jean-Baptiste donc, persuadé qu’il devait avoir une maîtresse, la chercha autour de lui ; mais dans tout le pays il ne trouva point de conquête aussi enviable que Noelly ; à moins que ce ne fût mademoiselle de Labroie. Mais le moyen d’y songer ! Ce n’est pas que cette noble demoiselle n’eût quelquefois, figuré dans les rêves ambitieux de notre héros ; il sentait bien toutefois ne pouvoir l’y placer qu’à la fin, au couronnement, quand il serait arrivé à quelque haut poste ; car c’était dans ce but décidé qu’il traduisait Horace et Hésiode. Mais tout cela ne s’opposait pas à d’aimables aventures, en attendant.

En cela le point d’honneur l’excitait plus que la jeunesse. La jeunesse, quoi qu’on en dise, dort aussi longtemps que dure l’innocence de la pensée. Les mœurs des jeunes gens sont faites des discours et des exemples des hommes. Tout un recueil de chansons avait uni, dans la mémoire de Jean-Baptiste, les lauriers de la gloire et les myrtes de l’amour. La mythologie sévissait alors avec fureur. Un militaire devait, de toutes façons, être conquérant. Les mœurs impériales allaient d’accord avec les lois de l’empire tout se faisait soldatesquement. À cette brutalité, les processions, les confessionnaux et les missions de la royauté restaurée, vinrent assurer la gangrène de l’hypocrisie ; ce fut tout. Quoi ! Jacques, ce garçon qui semblait n’entendre malice à rien, avait une maîtresse ? La curiosité de Jean-Baptiste fut si vivement excitée, qu’il ne pût s’empêcher d’épier son frère et de s’approcher assez près pour entendre. Ce fut une autre surprise : Jacques et Noelly causaient en camarades et ne s’embrassaient point.

— Quel niais ! se dit Jean-Baptiste, ressaisissant aussitôt, non sans plaisir, toute la supériorité qu’il croyait avoir perdue.

Afin de voir un peu la mine qu’ils feraient, ayant opéré un détour, il se montra.

— Mon frère ! murmura Jacques, stupéfait.

— Ton frère ! dit Noelly. Ah ! tant mieux que ce soit lui ; mais ne le dis pas à d’autres.

Ne le dis pas… quoi ? Jacques pourtant comprit.

La présence de Jean-Baptiste le choquait et l’attristait. Déjà il eût voulu pouvoir entourer sa Noelly d’un nuage et la dérober à tout œil profane. Cependant il dit à son frère en la montrant :

— C’est Noelly, mon amie.

— Comment ! tu possèdes une pareille amie, et tu ne m’en as point parlé ? s’écria Jean-Baptiste avec l’air de galanterie le plus fin qu’il pût trouver. Tu craignais des jaloux de ton bonheur. Je le conçois.

Noelly écoutait et regardait un peu étonnée.

— Cela nous fait grand plaisir, à Jacques et à moi, de vous voir, dit-elle… Mais j’ai peur, si on le savait, qu’on ne me retint au château. Vous ne le direz point, n’est-ce pas ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur, mademoiselle, dit Jean-Baptiste. Trop heureux de vous obéir !

Il prit la main de Noelly et la baisa d’un assez bon air. La petite se mit à rire,

— Vous parlez comme dans les romans, dit-elle. Déconcerté d’abord, Jean-Baptiste se remit.

— Il n’y a point dans les romans d’héroïne si belle que vous, répliqua-t-il.

Noelly se leva, demi-railleuse et demi-effarouchée.

— Oh ! ne me dites pas de ces grands mots, voyons, je n’aime pas cela. Je ne suis pas une héroïne, moi, et je ne suis pas belle, n’est-ce pas, Jacques ?

Elle semblait irritée et peinée tout ensemble. Jacques, éperdu, n’osa rien répondre à l’étrange question qu’elle lui adressait. Pourquoi ? Précisément parce qu’il voyait en ce moment même qu’en effet elle était belle, adora-