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lectures du soir.

— As-lu bientôt fini avec toutes tes questions ! dit Marthe. Monsieur, où est-il ?

— Il est sorti, et il ne rentrera que dans deux heures. Madeleine ^tait restée silencieuse. En apprenant que le jour de son arrivée son père n’était même pas au logis pour l’embrasser, elle eut comme une sensation de malaise et de froid.

Elles entrèrent.

Pendant que Pierrot allait chercher les bagages au bureau de la diligence, Marthe conduisit Madeleine à sa chambre, au premier étage, puis elle lui dit adieu et redescendit.

Madeleine se laissa tomber sur une chaise et pleura. Etait-ce le souvenir des heureux jours passés auprès de la tante Sylvie, était-ce la perspective de jours moins heureux ! Elle eût OU elle-même de la peine à donner un nom à sa tristesse* mais elle était triste, profondément triste, et elle pleurait.

Du reste la chambre qui désormais devait être la sienne n’était rien moins que gaie. De grands murs sombres où le papier disparaissait par places sous des taches d’humidité, quand il ne pendait pas, détaché des panneaux ; une fenêtre à vitres vertes qui faisaient paraître verte la lumière du soleil ; des carreaux rouges à moitié brisés. Pour meubles, deux chaises de paille, une table de bois blanc, une petite glace à moitié dépolie, un vieux lit à colonnes torses et une commode en bois sculpté, comme on en voyait autrefois chez nos paysans. Aujourd’hui ils connaissent le prix du bois sculpté, et on n’en rencontre plus que chez les marchands de bric-à-brac et à l’hôtel des commissaires-priseurs.

Pendant combien de temps Madeleine p1etiri«t-elle ? Tout à coup elle entendit un bruit de pas à l’étage Inférieur, et presque aussitôt une voix qui disait :

— Ah ! c’est toi, Marthe, ma fille est arrivée, pourquoi n’esl-elie pas ici ?

La voix était rude et sèche et très-peu caresêanlei Elle produisit sur Madeleine un effet singulier. Cependant la jeune fille se leva sans hésiter, se regarda une seconde dans là petite glace, pour voir si ses yeux étaient rouges, les essuya, puis ouvrit la porlo de sa chambre et descendit.

Quand elle entra dans la cuisine, où était Son père, maître Jacques, assis, se chauffait à un grand feu de sarments. H se retourna & demi au bruit que fit Madeleine.

— Ah ! c’est vous, ma fille, xlit-il. Et, sans la regarder, il continua à retirer ses guêtres souillées de boue.

Madeleine était restée debout. Elle s’attendait à un accueil peut-être un peu froid, mais pas à celui-là. Elle voulut parler, et ne trouva rien à dire. Marthe la poussait doucement vers maître Jacques. Mais lui ne bougeait pas.

Enfin Madeleine fit un effort.

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mon père ? dit-elle.

Et elle tendit son front au vieillard. Mais celui-ci refusa l’aumône si humblement demandée.

— Oh ! oh ! répondit-il, nous ne sommes pas des femmelettes pour nous attendrir ainsi. C’était peut-être l’habitude à Aleuçon, mais ce n’est pas de mode aux Arcis.

Et comme Madeleine ne put réprimer un mouvement :

— Dame ! si vous n’êtes pas contente, ajouta-t-il, vous n’aviez qu’à ne pas venir.

A ces dures paroles, la jeune fille pâlit.

— Soyez convaincu, mon père, dit-elle, que, sans le double malheur qui m’a frappée, je ne vous aurais pas importuné de ma présence.

Maître Jacques s’arrêta, étonné.

— Oui-da, ma fille, il me semble que vous le prenez d^un peu haut, fit-il.

— Alors j’ai tort, mon père, et je vous en demande humblement pardon.

L’usurier se leva et, sans répondre, fit deux fois le tour de la cuisine, les mains dans ses poches, les sourcils froncés. Madeleine était la première personne qui, depuis vingt ans, eût osé lui parler en face. Alors il frappa un grand coup sur la table.

— Je meurs de faim, dit-il, et le dîner n’est pas prêt. C’est la faute de celte vieille sotte de Marthe. Comme tous les gens qui ont de la mauvaise humeur contre eux-mêmes, il n’était pas fâché d’en trouver le placement contre un autre.

Mais Madeleine avait la passion de la justice.

— Il y a une heure à peine, mon père, dit-elle, que H m Marthe et moi sommes arrivées. C’était la seconde fois, en cinq minutes, que l’usurier recevait une leçon, et une leçon méritée.

— C’est juste, fit-il ; et il s’assit devant la table. Marthe n*avait cependant pas perdu son temps, et, au bout de quelques instants, elle plaça devant son maître une soupière d’où s’échappait une vapeur dun fumet tout h fait appétissant. Bn passant devant Madeleine, elle lui adressa un regard de remercîment.

— Asseyez-vous en face de moi, ma fille, dit l’usurier. Madeleine obéit, mais elle n’avait pas faim et loucha à peine à son assiette.

Il en fut tout autrement de maître Jacques. Il se servit une seconde fois du potage, attaqua vaillamment la pièce de bœuf qui faisait le fond du dîner, et l’arrosa de nombreuses rasades.

Cependant, quand son premier appétit fut apaisé, il se renversa légèrement sur sa chaise, et regardant sa fille, qu’à vrai dire il n’avait pas encore vue, il reprit d’une voix plus douce : i

— Çft, Madeleine, il me semble que notre première entrevue n’a pasélé des plus touchantes, c’est peut-ôtre un peu ma faute. Je suis aujourd’hui d’une délectable humeur... Un coquin qui me doit de l’argent et qui... mais cela ne vous regarde pas. Bref, avec moi, il faut toujours que quelqu’un paye, et c’est vous qui avez payé pour lui. Voilà !

— Je vous remercie de ces bonnes paroles, mon père, dit Madeleine. Dans le chagrin où je suis, elles me sont une grande consolation.

— Le chagrin ! Quel chagrin ?... Ah ! oui, je sais... la mort de Sylvie et de Sylvain... Le fait est que c’étaient de braves et honnêtes gens... Et moi aussi je les regrette fort.

Madeleine se sentit renaître, son cœur se desserra, et elle leva les yeux sur son père pour le remercier. Mais, par malheur, son beau regard si profond et si clair rencontra celui du vieillard, et...

— S’ils n’étaient pas morts, ajouta maître Jacques comme malgré lui, vous seriez restée là-bas. Madeleine baissa la tête sans répondre, et une larme de honte et de douleur descendit lentement le long de sa joue.

Le repas était terminé.