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On avait froid sous la tente et chacun couchait à son tour au pied du mât, dans la chaleur des autres camarades. Et les Russes donc : des gaillards membrés avec qui on faisait un brin de causette, pendant les suspensions d’armes. Y nous jetaient des croix de plomb, en disant : « Christiane, Christiane, » pour montrer qu’ils avaient de la religion comme nous. N’empêche qu’on s’abordait dans la tranchée, et qu’on se foutait de rudes coups de pelle sur la gueule.

Puis des visions se précisèrent :

— À Balaklava, j’ai vu faucher des régiments entiers de cavalerie. On les enterra si vite, que leurs bottes sortaient de terre. J’ai vu ça, moi, des champs entiers plantés de bottes !…

Il se tut, penché dans le vide, suivant l’évocation sinistre, le ciel bas et neigeux, l’amoncellement des cadavres dans la campagne.

C’était si saisissant, qu’un frisson passa dans la chambre enfumée.

Poloche retomba dans son ivresse, et vautré sur la table, il reprit son chant monotone…

Au soir tombant, les pêcheurs remontaient le cours de la rivière. Le crépuscule était plein de lignes indécises et de formes mouvantes : quelques lumières s’allumant au loin dans le village trouaient l’ombre de clartés rouges.

Derrière une jetée s’ouvrait un coin de rivière dont l’eau morte, obstruée de grands glaçons, envahie d’herbes fluviales, dormait sur un fond de vase. Le cimetière des bateaux. Quand ils étaient par trop délabrés, on les mettait là au rancart : ils pourrissaient.