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guement habituée à la forme et au génie de l’esprit et de la race qu’elle modèle, cette langue blette et pourrie délicieusement n’a rien de commun — presque — avec la langue usuelle des rues et des journaux, sait jusqu’aux moindres richesses du trésor national de l’idiome. Le bon écrivain possède les langues classiques, celle du moyen âge et ne dédaigne même point de faire des emprunts aux patois locaux,— si français, si logiques, si légers.

La fleur des traditions nationales est flétrie. Mais libre à tous de puiser dans l’herbier cosmopolite des légendes les admirables prétextes à fiction qu’il recèle. Je dis : prétextes à fiction, et quant à prendre toutes crues ces légendes pour les parachever, ce peut être un bon et méritoire, et même exquis exercice, ce n’est pas une œuvre d’art.

Les témoins de Shakespeare croyaient aux sorcières, ceux d’Homère croyaient aux dieux. Nos témoins ne croient plus qu’aux forces de la nature : c’est donc dans les secrètes retraites de la nature qu’il faut écouter les voix divines et les incantations diaboliques.

Les sciences occultes constituent un des principaux angles fondamentaux de l’Art. Tout vrai Poëte est, d’instinct, un initié. La lecture des grimoires éveille en lui des secrets dont il avait eu toujours la connaissance virtuelle.

L’exacerbation physique et psychique où nous a conduits l’activité contemporaine est, pour les écrivains, un puissant recours et un grand danger. Nous réalisons plus vite que nos pères, mais nous voyons plus de choses à réaliser qu’ils n’en voyaient. La sérénité spirituelle, nous ne l’acquérons guère qu’au prix d’ininterrompues créations qui restent inachevées, en projets, tout au plus en ébauches, et la condition d’imperfection, la sorte de résignation où il faut se maintenir pour faire une œuvre apparaît aux meilleurs d’entre nous comme un presque honteux sacrifice. Quels jaloux nous sommes de ces Alexandrins occupés de subtilités secondes ou de ces poètes chinois de la dynastie des Thangs qui se plaisaient en de telles