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tate l’atmosphère spéciale essentielle au Poète et qui exige autour de lui des respects et des prudences. Le vers des Destinées est bien près d’être le vers moderne lui-même : il ne retarde que d’un peu sur le vers de Sainte-Beuve et sur le vers de Baudelaire. Enfin, Vigny a le sentiment juste du rôle définitif du Poëte, qu’il désigne : « le tardif conquérant ». Il a même le pressentiment que le vrai devoir, le devoir premier et dernier de ce Poëte soit, au lieu d’accumuler de belles ruines de hasard, d’ériger un monument[1], et le pressentiment plus admirable encore que ce Poëte sera conscient de son inspiration.

  1. «… Il se recueillie en lui-même, rassemble ses forces et craint de se hâter. Étudiant perpétuel, il sait que, pour lui, le travail, c’est la rêverie. Son rêve lui est presque aussi cher que tout ce qu’on aime dans le monde réel, et plus redoutable que tout ce que l’on y craint. — Sur chacune des routes de sa vie, il recueille, il amasse les trésors de son expérience, comme des pierres solides et éprouvées. Il les met longtemps en réserve avant de les mettre en œuvre. Il choisit entre elles la pierre d’assise de son monument. Autour de cette base, il dessine son plan, et quand il l’a de tous côtés contemplé, refait et modelé, il permet enfin à ses mains d’obéir aux élans de l’inspiration. — Mais, dans le travail même, il est encore contenu par l’amour de l’idéal, par le désir ardent de la perfection. Mécontent de tout ce qui n’entre pas dans l’ordre pur qu’il a conçu, il se sépare de son œuvre, en détourne les yeux, l’oublie longtemps pour y revenir. Il fait plus, il oublie l’époque même où il vit, et les hommes qui l’entourent, ou, s’il les regarde, ce n’est que pour les peindre. Il ne songe qu’à l’avenir, à la durée de sa construction, à ce que les peuples diront d’elles… »