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Que l’on m’emporte dans la ville
 Où je serai le kahn
Infaillible comme un prophète
Et dont la justice parfaite
 Prodigue le carcan.


Tantôt, comme M. Verlaine, dans un sonnet très admiré, il s’imaginera qu’il est à lui seul l’empire romain tout entier :

Je suis l’empire à la fin de la décadence
Qui regarde passer les grands barbares blancs,
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse.

La nature, l’oiseau, la femme étant les lieux communs inévitables de toute poésie, il aura soin de les rendre méconnaissables à l’odieuse foule. Si une forêt entre dans ses vers, qu’elle ne soit pas verte : bleue, voilà une couleur décadente pour une forêt. Une fleur n’y saurait figurer qu’à la condition d’avoir un nom neuf, singulier et sonore, le cyclamen, le corylopsis. Les lotus lui sont cependant encore permis parce qu’il faut faire le voyage des Indes pour en voir. Il va de soi que, si une fleur suinte les poisons, elle a droit à une place de faveur. Les oiseaux aussi doivent être exotiques ; une exception est faite pour le corbeau en raison de son plumage lugubre ; il fournit de gracieuses comparaisons :

Mon âme est un manoir hanté par les corbeaux.

Quant aux femmes, seul un philistin peut trouver quelques charmes à des joues fraîches, à une saine carnation. Il ne s’agit pas de s’amuser en ce monde ; la joie et le rire